La Révolution de l'alphabet


 


NOTE DE TRAVAIL


En 1928, sous l’impulsion réformatrice de Mustafa Kemal, la nation turque fut sommée de renoncer à l’alphabet arabe pour adopter l’alphabet latin. Ce changement, qui signifie la volonté d’entrer dans la modernité, de rompre avec l’héritage ottoman et de reléguer le savoir coranique, emporte avec lui sa part de violence symbolique. Il vise également une purification linguistique en écartant les mots arabes ou persans, jette l’opprobre sur les alphabets minoritaires (les graphies arménienne, grecque, hébraïque), favorise la diffusion de l’idéologie kémaliste [1].

Ce changement d’alphabet se fit très rapidement, facilité, dit-on, par le fait que la population compte alors seulement 10% de personnes alphabétisées. Il intervient après de nombreuses mesures déjà adoptées sur les lois vestimentaires (interdiction du port du fez pour les hommes), l’adoption du calendrier grégorien et du système métrique décimal, la suppression des écoles religieuses, la laïcisation de l’enseignement, l’abolition de l’Islam comme religion officielle, l’interdiction de la polygamie. Mustafa Kemal révèle le nouvel alphabet le 9 août 1928, lors d’une réception au palais de Sarayburnu, dans le parc de Gülhane à İstanbul. La loi sera adoptée le 1 novembre 1928 et entre en vigueur dans toutes les écoles. Un mois plus tard, l’usage des nouveaux caractères est obligatoire pour les « enseignes, pancartes, affiches, écriteaux, annonces, réclames, titres et sous-titres cinématographiques », de même que « toutes publications, périodiques ou permanentes, de nature officielle ou privée, en langue turque, telles que journaux, brochures, et revues ». Les inscriptions arabes disparurent des rues en quelques jours. La mesure est adoptée dans l’administration publique, les banques et les sociétés commerciales à partir du 1 janvier 1929. « Nous avons décidé d’adopter le nouvel alphabet turc qui a comme base l’alphabet latin et qui montrera le génie de notre nouvelle langue, riche et harmonieuse. Nous apprendrons tous très rapidement. Nous devons nous affranchir de ce cercle de fer qui entourait notre tête depuis des siècles, nous ne voulons plus de ces signes incompréhensibles », déclare Mustapha Kemal. En 1934, le Parlement adopte une loi qui oblige les citoyens à prendre un nom d’origine turque ; Mustafa Kemal devient Atatürk. Sur une image souvent reproduite, on peut découvrir Mustafa Kemal, avec une craie et un tableau portatif, parcourant le pays en donnant des leçons sur les places publiques, selon la version mythique d’une sorte de conversion alphabétique miraculeuse.

Derrière l’éclat lumineux de cette « révolution de l’alphabet », autoritaire et progressiste, quelles sont les zones d’ombre ? L’invention de la nation turque suppose l’effacement autoritaire des frontières internes à la société au sein du modèle laïc et républicain. Ce passage volontaire à la modernité n’a-t-il pas un caractère traumatique, relevant d’un « désastre démesuré » [2] ? Quelle est la nature de cette violence symbolique ? Où en sont les traces ? Comment filmer la loi ? Peut-on encore lire les symptômes de ce trauma sous la mémoire refoulée ? Doit-on œuvrer à une forme de résurrection ou de revenance pour donner à percevoir l’oubli ? [3]

 

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ANKARA. Ankara, capitale décidée par Mustapha Kemal en 1923, objet d’un calcul politique et idéologique, incarne la nouvelle nation turque, à rebours de la cité ottomane İstanbul. Pour la planification de cette cité Atatürk fit appel à l’urbaniste allemand Hermann Jansen ainsi qu’à l’architecte autrichien Clemens Holzmeister qui construisit nombre de bâtiments (Ministère de la guerre, Ministère du travail, École de guerre et casino des officiers, Parlement turc). La ville obéit à un plan orthogonal. L’urbanisme est une forme d’écriture comparable à la réforme de l’alphabet. Nous observerons les monuments contemporains de la réforme, visiterons les lieux emblématiques de la nouvelle nation turque. L’un des enjeux de ce film sera d’établir le choix des lieux de tournage : faut-il jouer de l’opposition entre l’ottomane İstanbul et la turque moderne Ankara ou privilégier Ankara, à rebours d’un certain exotisme ?

BURQA. La société française est agitée de débats sur les signes islamiques depuis plusieurs années. Rappelons que les mesures d’Atatürk concernant le changement d’alphabet s’accompagnent de règles vestimentaires. En 2004, la France vote une première loi sur les « signes religieux dans les écoles publiques », interdisant « le port de signes ou de tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Sans le nommer, c’est bien sûr le port du voile islamique qui est visé. À cette première loi correspond une loi plus récente, votée le 13 juillet 2010, interdisant le port du voile intégral dans l’espace public sur le territoire français sous peine d’une amende et/ou d’un stage de citoyenneté. On peut s’interroger sur cette exigence de laïcité, les composantes républicaines qui la fondent, l’appel au visage comme gage de présence. La question est aussi filmique. Quel est le fondement de cette exigence morale de visibilité ? Quelle est la nature implicite de cette idéologie de la transparence au moment où nos conduites sont de plus en plus soumises à des modes virtuels ?

DISPARITION DU PROJECTIONNISTE. On assiste aujourd’hui à la disparition du projectionniste dans les salles de cinéma. Sans doute est-ce l’un des derniers signes de cette transformation radicale qui affecte le médium. On peut supposer que cette disparition se fera discrètement, en occultant sa part de souffrance ou de nostalgie. Les enjeux économiques sont désormais trop importants. Le défilement de la pellicule sur l’enrouleuse, les plateaux métalliques, le suivi de point, le transport de lourdes bobines 35 mm seront remplacés par une automation de la projection à partir d’un fichier numérique. On imagine même une centralisation du dispositif. J’ai le souvenir des deux charbons étincelant au début de l’Homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929), contemporain de la « révolution de l’alphabet ». Commencer le film par une séquence dans une cabine de projection à İstanbul ou Ankara. Une scène ultime. Avant disparition.


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GRAMOPHONE. Certains discours de Mustafa Kemal ont été enregistrés sur gramophone pour être diffusés avant les cours d’apprentissage du nouvel alphabet. Nous chercherons à retrouver ces enregistrements. La recherche des documents sera présente dans le film. La facilité ou non pour trouver ces documents, leur abondance ou leur rareté seront des signes pertinents de la mémoire de la réforme alphabétique dans la société turque. En 1929 James Joyce enregistre sur disque à Londres quelques pages de son roman Finnegans Wake. La même année, le cinéaste russe Eisenstein lui rendit visite à Paris, attiré par l’idée d’une éventuelle adaptation cinématographique d’Ulysse [4]. Joyce aurait évoqué, dit-on, deux cinéastes capables d’adapter son roman : Eisenstein et le cinéaste allemand Walter Ruttmann, auteur d’un film radiophonique, Wochenede (1930), « cinéma pour l’oreille » composé d’un écran noir et d’un montage sonore évoquant les activités du week-end. Nous connaissons les images de Mustapha Kemal sur les places des villages et dans les écoles. Existe-t-il des images filmées de ces leçons du nouvel alphabet ?

 

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INSTITUTIONS. La réforme de l’alphabet s’accompagne de la mise en place de nombreuses institutions et structures, destinées à favoriser l’apprentissage du nouvel alphabet et à diffuser l’idéologie kémaliste. Les « Écoles nationales » (Ulus Okullari), fondées en 1929, disséminées sur l’ensemble du territoire. Les « Maisons du peuple » (Halk Evleri) et « Classes du peuple » (Halk Dershaneleri) fondées en 1932. Notons par ailleurs la création en 1932 de la « Société d’étude de la langue turque » (Türk Dili Tetkik Cemiyeti) qui accompagne la réforme de l’alphabet et établit un nouveau lexique turc débarrassé des mots arabes et persans. Quelle est la mémoire de ces institutions ?

QUI SAIT ? « Un peuple discipliné » écrit le philosophe Jacques Derrida, « devient alors, sous prétexte de culture moderne, comme illettré, incapable, du jour au lendemain, de lire des siècles de mémoire. Voilà, pour je ne sais quelle aventure, une terrifiante façon de quitter son pays, la plus monstrueuse, mais la seule, peut-être : l’amnésie ! Apprendre à écrire autrement, une lettre inédite (celle-ci et non celle-là, tout unique mais déjà une lettre empruntée, à l’air emprunté dans la nouveauté toute neuve de son adresse). Sous le fouet, sous la dictature du temps, sous la contrainte d’une discipline apparemment arbitraire et qui, comme toujours, se donne les meilleures raisons de monde. N’est-ce pas la condition maligne, cette machination, pour que quelque chose arrive ? et pour qu’une sortie ait lieu, c’est-à-dire sans retour ? Qui sait ? [5] »

THÉORIE DU LANGAGE-SOLEIL (GÜNEŞ DIL TEORİSİ). Contemporaine des réformes linguistiques d’Atatürk, développée de 1935 à 1938, la « théorie du langage-soleil » cherche à établir une solution à la question de l’origine des langues. Le turc serait proche de la langue primordiale. « Selon cette théorie, le langage humain est né lorsque l’homme a commencé à se servir de ses bruits animaux pour symboliser certains objets. C’est en Asie centrale parmi les proto-Turcs que la chose se produisit pour la première fois. De l’état des recherches existantes en matière de religions animistes, les théoriciens concluent que le soleil à une place prééminente dans la religion des proto-Turcs et ils en déduisent que le premier symbole sonore, le premier mot, a servi à désigner le soleil. Ces premiers hommes entreprirent ensuite de définir tous les objets qui les entouraient par référence au soleil. Plus tard ils commencèrent a isoler les différents attributs du soleil et à élaborer ä partir de ces propriétés des concepts physiques et des concepts abstraits tels la lumière, la chaleur, le mouvement, la distance et le temps. » On assiste alors à la formation des « radicaux de premier ordre » (birinci derece radikal kökler). Cette théorie assez étonnante fut développée par le linguiste serbe Hermann F. Kvergić, résidant à Vienne, qui adressa son mémoire à Kemal. Le caractère nationaliste de cette thèse ne pouvait que conforter les efforts de la réforme de la langue turque en établissant sa prééminence généalogique et retint l’attention de Kemal. Kvergić fut invité à Ankara et enseigna l’allemand en 1936-1937. La théorie fut abandonnée en 1938 après la mort d’Atatürk. Nous chercherons des documents à filmer (la théorie donna lieu à des diagrammes, des schémas assez étonnants), rencontrerons des linguistes turcs qui nous exposeront cette théorie.


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URSS. « La réforme de l'alphabet, c'est la révolution en Orient ! », déclara Lénine. Les réformes en Turquie ne naissent pas de manière isolée. Un mouvement contemporain, nommé « latinisation », eut lieu dans les années 1920 et 1930 au sujet d’une éventuelle adoption de l’alphabet latin pour les langues allogènes de l’empire soviétique, voire pour le russe lui-même. En 1926, soit deux ans avant l’annonce des réformes linguistiques en Turquie, eut lieu à Bakou le Congrès de turcologie dont l’enjeu est d’opter pour une latinisation de diverses langues, comme l’azéri ou l’ouzbek. Les enjeux sont multiples : passer à la modernité, mais aussi contrecarrer l’influence musulmane prise par l’usage de l’arabe dans un souci d’internationalisation. Les aléas alphabétiques de ces langues ne laissent pas d’être étonnantes. Ainsi de l’azéri qui adopte l’alphabet latin de 1923 à 1939 avant d’utiliser l’alphabet cyrillique, devenu alphabet officiel de l’Azerbaïdjan soviétique, jusqu’en 1991 où l’alphabet latin devient à nouveau l’alphabet officiel. Ainsi de l’ouzbek dont l’alphabet arabe est destitué en 1928 au profit de l’alphabet latin jusqu’aux années 1940 pour passer au cyrillique et adopter à nouveau un alphabet latin remanié à partir de 1992. La révolution de l’alphabet instituée en Turquie s’intègre dans un effort de romanisation dont le vietnamien ou le roumain, dans des contextes certes fort différents, sont aussi d’autres exemples sur lesquels nous établirons d’éventuels parallèles.

ZAOUM. En 1913, les poètes russes futuristes Vélimir Khlebnikov et Aleksei Kruchenykh inventèrent une sorte de langue nouvelle, forgée à partir du russe et de nombreux néologismes, baptisée zaoum [заумь], langue transrationnelle insistant sur le caractère phonique et sonore de la langue. Khlebnikov se réfère à la « langue des oiseaux ». Il s’agit de déceler la vraie signification des mots. « Le mot est un visage qui porte un chapeau enfoncé jusqu’aux yeux. Ce qui en lui est pensé précède ce qui est verbal, audible », écrit-il. Retrouver la langue première qui unit les hommes. On devine chez Khlebnikov, comme dans la « théorie du langage-soleil » ou les hypothèses de Nicolas Marr, la volonté de rétablir un lien motivé entre le signe et la chose, le son et sa signification, d’échapper à l’arbitraire du signe. Khlebnikov procède à une décomposition du langage en recherchant des « vérités alphabétiques ». Il veut réduire les mots à la notion abstraite commune, trouver les noyaux sémantiques liés à des consonnes. « Dans la langue il y a autant de noms simples que d’unités dans son alphabet, soit en tout environ 28-29. » Il se propose d’établir un « alphabet de l’esprit », proche de la table de Mendeleïev pour les éléments chimiques. « La langue s’est naturellement développée à partir du petite nombre des unités fondamentales de l’alphabet ». Même vertige d’une langue originelle, radicale, « proche de la racine », d’où naîtrait ensuite la pluralité des langues.



[1] Cf. The Turkish Language Reform : A Catastrophic Success, Geoffrey Lewis, Oxford University Press, 1999.

[2] Le retrait de la tradition suite au désastre démesuré, Jalal Toufic, trad. Omar Berrada et Ninon Vinsonneau, Paris, Les Prairies ordinaires, 2011.

[3] L’abécédaire qui suit présente une sélection de notes écrites en vue d’un film, intitulé La Révolution de l’alphabet. Produit par Capricci films, le projet bénéficie d’une bourse SCAM « Brouillon d’un rêve ».

[4] Le Mal voltairien, S. M. Eisenstein, trad. Jacques Aumont, Cahiers du cinéma n° 226-227, janvier-février 1971, p. 47-56.

[5] La Contre-Allée, Jacques Derrida, Catherine Malabou, Paris, La Quinzaine littéraire, 1999, p. 31

 

Publié dans les Cahiers du post-diplôme, « Document et art contemporain », n°1, 2011.