L’Attraction universelle

Notes de montage

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Un disque piqueté de points blancs évoque la voie lactée. Jours et nuits se succèdent au simple passage d’un tunnel. L’horloge céleste égrène ses tours au rythme des oranges avec lesquelles jongle une jeune fille. Des photographies du ciel sont observées longuement à la loupe. J’ai toujours été fasciné par l’imagerie des leçons de choses. Une lampe allumée tournant autour de l’enfant rappelle le soleil à son imagination. Une boule percée d’épingles représente la position des habitants sur le globe terrestre. L’écart entre la définition et sa figuration s’apparente au principe du rébus, proche en ce sens de la figurabilité propre au rêve. J’ai souvent utilisé les exemples des leçons de choses, à la lettre, en suivant leurs propositions comme des indications de mise en scène. Je me suis ainsi inspiré de traités ou de manuels trouvés au hasard de mes chineries : le Règlement d’escrime édité en 1928 par Charles-Lavauzelle & Cie servit par exemple pour l’Ébranlement en fournissant le texte des intertitres comme autant d’aphorismes moraux ; les illustrations de traités d’ombromanie inspirèrent le dispositif scénographique d’Ombres chinoises.

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Ce film, l'Attraction universelle, procède d’un même principe. Les séquences, séparées par des intertitres (l’Horloge céleste, le Montage des attractions, le Sommeil de la toupie, les Manèges et les Feux, la Révolution), illustrent différentes lois physiques. Nombre de gravures extraites de l’ouvrage Initiation astronomique de Camille Flammarion ont d’ailleurs servi à instruire le scénario original du film. Quel est le principe de l’Attraction universelle ? Observer comment les corps obéissent ou regimbent aux lois de la gravitation en référant leur équilibre à la marche des planètes. En s’inspirant de la physique de Newton — selon laquelle le corps est ce qui remplit exactement le lieu — apparaît bien sûr, à travers les figures du train, de la grande roue ou des manèges, un modèle mécanique qui participe d’une sorte d’enfance du cinéma. « Un manège, une roue, des engrenages qui épellent terme à terme, comme une horloge, le ralentissement et l’arrêt du mouvement. » (Jean Louis Schefer) Ce modèle rappelle le cinéma des origines, notamment les bandes animées des jouets d’optique. Une funambule marche sur un fil, une ombrelle à la main ; une jeune fille jongle devant un mur. Telles étaient en effet les actions, cycliques, de pur équilibre, qu’affectionnaient les zootropes et autres phénakistiscopes. La magie du cinéma tenait moins à la reconstitution analytique du mouvement qu’à la façon de conjuguer un double équilibre : celui de l’acrobate et celui de la bande perforée, tous deux hantés par un vertige : la chute ou l’immobilité. La fixation du mouvement suppose ce double écueil. Sans doute la funambule tient-elle en équilibre grâce à une vertu de nature photogénique. Par un mouvement saccadé, rendu invisible, elle travaille chacune de ses pauses en une ondulation souple et continue. Elle mime le mécanisme même du cinéma. Ses bougés, ses tremblés à fleur d’équilibre sont une série d’images fixes prises dans le défilé de sa course sur un fil. La grâce d’un corps est le supplément d’une saccade.

 

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La persistance rétinienne fut le nom de la méthode employée à cet effet. Il est curieux d’ailleurs d’observer comment le modèle mécanique du cinéma et l’astronomie ont pu se rencontrer, historiquement, dans une féerie scientifique datée de 1866-1869, intitulée Lumen, au cours de laquelle l’auteur, Camille Flammarion, imagine le voyage d’une âme après la mort dans les espaces stellaires. « Les événements s’évanouissent pour le lieu qui les a fait naître mais demeurent dans l’espace. » Le ciel, pour Flammarion, est une chambre obscure, une archive virtuelle, que les images, venues des différents astres, ne cessent de traverser comme des bolides. « Nous ne voyons aucun des astres tel qu’il est, mais tel qu’il était au moment où est parti le rayon lumineux qui nous en arrive. Ce n’est pas l’état actuel du ciel qui est visible mais son histoire passée. » Il propose une théorie des intervalles entre la vitesse de la lumière et celle d’un observateur qui permet à celui-ci, détaché de son enveloppe corporelle, d’accompagner le trajet des images, de l’accélérer, de le précéder, voire de le ralentir en une sorte de microscope du temps qu’il nomme du beau nom de chronoscope. L’observateur est ici, littéralement, un variateur de vitesses qui parcourt, grâce à ce don, la mémoire visuelle latente dans l’espace. En décrivant les images des astres sur le ruban du ciel comme autant de photogrammes que le spectateur anime au gré de sa vitesse propre, c’est le principe mécanique du cinéma qui est anticipé dans cette fantaisie à caractère scientifique antérieure à l’invention même du cinéma. Fiction qui n’est pas sans évoquer le film infini d’Hollis Frampton dans son article Pour une méta-histoire du film. Le cinéma est devenu un opérateur stellaire.


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L’Attraction universelle enchaîne tournis et girations : globe terrestre animé par pixillation d’un fort mouvement de rotation, manège, disque qui tourne sur lui-même, balançoire, toupie musicale. Le mouvement général, pendulaire ou cyclique, tient ici à la vertu propulsive des raccords. Passer d’un plan à l’autre revient à considérer celui-ci comme une charge que le montage a pour vertu d’électriser. L’intervalle, au sens vertovien, naît d’une accélération, d’une variation d’intensité. J’aime à penser le film comme une pure dépense d’énergie dissipatrice dont chaque perte produit, paradoxalement, un nouveau gain. D’où la fascination que j’éprouve pour la toupie. Elle est la propulsion même dont la fragilité se devine peu à peu à sa saccade apparente, à son sommeil proche. On désigne par sommeil le moment où la toupie perd sa vitesse initiale et menace de choir. Mais il suffit de tirer le fil à nouveau pour que le mouvement renaisse de lui-même. Le raccord est semblable à une toupie. Je ne peux que rendre hommage ici au surnom de Dziga Vertov. « Dziga, déformation de Denis, se réfère au mot ukrainien qui veut dire toupie, mais aussi à Tzigane, peuple éternel errant. Vertov est dérivé du verbe russe Vertet qui signifie “ tourner, pivoter, tournoyer ” ». Le défi proposé au montage n’est-il pas de différer le sommeil de la toupie et de creuser, ce faisant, son propre tourbillon ? Dans l'Attraction universelle, deux petites filles font tournoyer dans le creux de leur main une toupie, de plan en plan, tandis qu’une danseuse, en surplomb d’une ville, se ploie et se penche gracilement, inclinée, en proie au vertige. Le corps de la danseuse devient le point de flexibilité de la toupie, l’écliptique de son axe. Le cinéma en ce sens croise deux univers, l’astronomie et la danse, par la simple vertu d’un raccord.

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Faire tourner un globe autour de son axe, légèrement de biais, enchaîner une pause et une attaque, l’entrée d’un tunnel et l’explosion d’un feu d’artifice, délivrer les corps de leur attache terrestre : telle est la saccade du cinéma. Marquer chaque point à la manière d’une chaîne d’arpentage pour en mesurer les jalons. Je compte les photogrammes, un ruban de couturière autour du cou. Sur la ligne en bord de mer qui relie Marseille à Carry-le-Rouet, le train ne cesse de traverser des tunnels. Il semble qu’un constructeur épris de cinéma ait construit cette ligne. Elle passe subitement de la crique, éblouissante, scintillante, à l’obscurité ombreuse du tunnel. Parfois, alors que se dessine au loin le panorama de Marseille, des arcades creusées dans le tunnel à intervalles réguliers produisent sur notre rétine une impression de saccade. Le tunnel acquiert une puissance cinétique en espaçant les intervalles le long d’un fil.


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Mais ce fil, quel est-il ? Film, ligne, ruban, pellicule. L’Attraction universelle se conclut par une séquence de saut à l’élastique. « Tout objet qui tourne », écrit Camille Flammarion, « fait sans cesse un effort pour s’enfuir obliquement loin du centre autour duquel il tourne. » Le fil de la funambule s’est transformé en élastique. Selon le choix du point de vue adopté pour filmer cette séquence, sur la plate-forme du pilier ou au creux de la vallée, l’impression de désorientation diffère. Soit le corps du sauteur s’amenuise dans le fond de l’image, point de contact d’une chute conjurée ; soit il pend par les pieds, par rebonds successifs, renversant lui-même l’axe de l’image. De fait, il tente d’échapper à la pesanteur et le fil élastique n’est plus que la dernière entrave à sa pure virtualité. L’espace lui-même se dote d’une qualité élastique, déjouant la gravitation par où se profile une sortie de l’humaine condition. Car le corps désormais n’est plus ce qui remplit exactement le lieu. Quel est ce fil qui nous retient encore ? Entre l’équilibre et le vertige, la danse et la chute, l’axe du globe et le saut dans le vide, l'Attraction universelle aura tenté de tracer l’écart d’un tel saut. « Échappant à la gravitation, défiant la pesanteur, défaisant la marche circulaire des corps dans l’espace, est-il possible désormais d’accomplir une nouvelle révolution ? »

Publié dans la revue Cinergon, n° 11, “ Cosmologie ”, 2001, p. 64-75.

 

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