Note à propos de la Parole électrique

Ce qui frappe immédiatement dans le métro de Tokyo, c’est la forte présence du téléphone mobile. Celui-ci a pris la place du livre ou du journal. Ce sont surtout les jeunes femmes qui l’utilisent, moins pour téléphoner d’ailleurs que pour lire messages et mails, consulter l’écran lumineux dans la paume de leur main. En un geste calme et sûr, séducteur, elles libèrent le fétiche métallisé de leur sac à main, déplient le volet d’une simple détente du poignet et s’absorbent dans la contemplation active de l’écran. Cet usage généralisé du mobile produit une effraction du privé dans la sphère publique, déplaçant la ligne de démarcation entre les deux.

Je filme depuis plusieurs semaines avec un téléphone mobile. Objet plat et gris, léger, proche en un sens de la “ Paluche ” inventée par Jean-Pierre Beauviala dans les années soixante-dix, caméra tenue au bout des doigts, extension tactile du regard qui participe à la fois du gadget de l’espion, du dictaphone et de la “ caméra-stylo ” chère à Alexandre Astruc. Il est curieux de relever cette multiplicité des fonctions. Une même machine confond le texte et l’image, le son et le film. Tel un dactylographe, j’écris, calcule, photographie, filme, enregistre, à tâtons (les yeux clos). En observant ces jeunes femmes manipuler leur téléphone, je découvre une image de notre futur : notre devenir japonais. D’ici quelques années, en Europe, à Paris, nous consulterons activement notre mobile dans le métro, compulsifs et apaisés. J’apprends que ce type de téléphone multi-fonctionnel existe au Japon depuis déjà six ans. Tendue à bout de bras, la lucarne translucide du téléphone ne cesse de surgir au milieu des appareils photographiques numériques, à la manière d’un virus. Ce spectacle me fascine : image inversée, en miroir, de ma propre pratique de cinéaste au téléphone.

Je filme le métro de Tokyo : passagers, dormeurs, jeunes femmes au téléphone. Je lève le mobile à la hauteur de mon visage, comme tout un chacun, semblant consulter mon propre écran alors que l’œil de cyclope au verso de la boîte grise enregistre la scène. La discrétion est totale. Je suis un agent secret. Je repense au beau projet de Walker Evans, portraiturant les usagers du métro de New York de 1938 à 1941 en vue d’un livre resté en suspens, The Passengers. Fasciné par la tristesse et la douceur des visages. Pour opérer, Walker Evans dissimule son appareil dans une sorte de boîte à chaussures troué. En filmant jour après jour dans le métro de Tokyo, je m’aperçois que ce petit téléphone mobile dont j’explorais les puissances a trouvé ici sa raison. Lui seul concilie la discrétion du voyeur et la proximité de la prise de vue. Le film devient un étrange face-à-face, un duel au téléphone entre le cinéaste et ses modèles.

Le mot téléphone est formé en japonais de deux caractères : parole et électricité. Le rapprochement de ces deux termes crée un effet de montage, un raccord, voire un court-circuit. On pense à l’intérêt d’Eisenstein pour l’écriture japonaise. Parole + électricité = téléphone. À la recherche d’un possible contrechamp du métro, je filmerai une ligne de chemin de fer près de Gifu et les poteaux électriques, si familiers au paysage urbain japonais, qui dessinent à mon regard de néophyte de curieux idéogrammes dans le ciel.

Érik Bullot, 2005

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Note sur Visible Speech

J’ai réalisé en 2006 un second film avec le téléphone, intitulé Visible Speech. Le film monte des extraits de la Lettre sur les aveugles de Diderot et une description du visible speech, technique mise au point en 1867 par Alexander Melville Bell, le père d’Alexander Graham (l’inventeur du téléphone). Ce procédé, une sorte d’alphabet phonétique, permet d’écrire et de lire toutes les langues sans les connaître. La famille Bell était passionnée par l’éducation des sourds. Nombre d’inventions techniques ont accompagné l’histoire de la surdité. N’est-il pas étonnant de voir qu’aujourd’hui le téléphone mobile nourrit des espoirs du côté de la communauté sourde par la possibilité qu’il offre de signer et de visualiser ces signes ? Le dispositif de Visible Speech consiste à donner à lire ces différents textes à des aveugles, c’est-à-dire à des voix de synthèse. Le jeu est poussé jusqu’au non-sens et produit un trouble de la tautologie. Une voix anglaise lit la description du visible speech, puis le texte de Diderot (en français) comme un texte anglais, en conservant son accent. La lecture se révèle rapidement incompréhensible. J’ai tenté dans ce court film d’exacerber le caractère automatique de chaque fonction jusqu’à sa limite. Visible Speech est un métalogue, au sens donné à ce terme par le philosophe américain Gregory Bateson : « une conversation à propos d’un sujet problématique quelconque, dont la structure même reflète les problèmes soulevés ». Amorcé comme un exercice didactique d’inspiration scientifique, le film devient proche du mot d’esprit et du coq-à-l’âne, multipliant les jeux de mots et les facéties, confondant la vue et l’ouïe.

Variations sur le mobile, extrait, Érik Bullot, in Renversements 1, Paris expérimentral, 2010.

 


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Note
Je filme mon fils, Félix, depuis sa naissance en 1997, courant dans l’herbe, jouant dans les vagues, regardant la caméra, dessinant. Les trois premiers films, réalisés en 16 mm, s’intitulent le Calcul du sujet (2000), Oh oh oh ! (2002) et la Belle Étoile (2004). Ce sont des films de plein air, sur le motif, silencieux, ponctués de noirs et de paysages, assez fidèles au cinéma des frères Lumière, à la lisière du documentaire et du film de famille. C’est un travail originel, radical (proche de la racine). Je souhaite forger des plans qui soient premiers, au sens arithmétique : divisibles par un ou par eux-mêmes. Lisses comme des galets, insécables, sans faille. Dont la succession, à la manière des nombres, ménage des intervalles arbitraires. Le film déroule une suite de plans premiers. La croissance en est sans doute le motif principal.

Conçu au départ comme un travail strictement privé, proche du film de famille, ces films ont suscité un vif intérêt dans le champ du cinéma documentaire. Sans doute l’écart entre le film de famille et l’objet documentaire — le privé et le public — se retrouve-t-il dans le film lui-même. Ce dernier est partagé entre sa prédilection pour l’expérience de la première fois (marcher, se tenir debout, sauter, traverser une vague, dessiner, regarder la caméra) et l’effacement prévisible des souvenirs qu’il cherche à conjurer à la manière d’une vanité. L’expérience de la première fois ne s’accompagne-t-elle pas, paradoxalement, d’un sentiment de déjà-vu ?


Érik Bullot, 2008

 
Dans la Glace à trois faces de Jean Epstein, trois femmes aimant le même homme en dressent un portrait si dissemblable que de l’une à l’autre il en devient méconnaissable, disparaît sous son reflet. Un gros plan des lentilles d’un phare, récurrent, est un autre hommage à Epstein et à ses jeux optiques. Comme chez l’auteur de Finis Terræ, ce phare trop lumineux, cette lumière trop forte nous renvoie à un point aveugle. Trois Faces juxtapose trois portraits de villes méditerranéennes (Barcelone, Marseille, Gênes), en interroge les similitudes et les différences, l’identité européenne et la dimension frontalière, des joueurs de dominos aux joueurs de cartes, du guidage GPS à l’architecture assistée par ordinateur, du plan esquissé sur un coin de table au relevé des géomètres, des points de vue panoramiques aux touristes maniaques du presse-bouton, du poète catalan à l’urbaniste génois. Ces portraits tiennent parfois de la carte postale. C’est que la carte postale illustre et cache à la fois, elle enrobe et détourne le regard, elle rend le visible invisible : une langue qui se meurt à Barcelone, un centre de rétention introuvable à Marseille, un développement urbanistique virtuel à Gênes, pivot entre l’Europe du Nord et l’Afrique du Nord. D’une ville à l’autre, le film met le doigt sur une même contradiction : des villes de passage et de frontière, carrefours des continents et centres opaques de disparitions.
 
Yann Lardeau
Catalogue Festival Cinéma du réel, 2008
 
 
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Note

Lors d’un séjour à la frontière de l’Espagne, il y a quelques années, j’ai été frappé par des scènes curieuses se déroulant en gare de Cerbère. Même si le poste de douane est abandonné et les guichets de change fermés, on peut voir nombre d’étrangers refoulés. Des Russes, des Roumains souhaitent passer en Espagne. Où vont-ils ? Pourquoi passer de France en Espagne ? Des policiers que seul un brassard noir permet d’identifier délogent de force les étrangers du train. Une réalité de l’immigration apparaît, discrète et féroce à la fois. L’écart entre l’instauration d’un territoire européen économique et le trafic humain s’incarne tout à coup. J’ai eu envie de réaliser un film qui prendrait cette réalité frontalière comme toile de fond.
Alors que l’Europe tente de se construire, on peut apercevoir des lignes de fracture, des frontières à l’intérieur de chaque pays. J’ai choisi trois villes portuaires de la Méditerranée : Barcelone, Marseille et Gênes. J’ai privilégié pour chacune de ces villes un angle d’attaque : la question du bilinguisme à Barcelone entre catalan et castillan, la présence invisible d’un centre de rétention sur le port de Marseille, le devenir urbanistique de Gênes. Autant de cadres, linguistiques, juridiques, urbanistiques, en vue d’interroger la frontière à travers le témoignage de passeurs : traducteurs à Barcelone, accompagnatrices au centre de rétention de Marseille, urbaniste génois.
La question pour un cinéaste aujourd’hui : comment montrer un réel qui tend de plus en plus à sa propre virtualisation, voire à sa propre opacité. Le centre de rétention interdit à la visite en est l’un des symptômes. Il s’agit moins dès lors de forcer le réel que d’inscrire ce point aveugle dans le film lui-même, de réfléchir les conditions optiques de notre expérience à travers l’influence du tourisme (le devenir muséal des villes européennes), mais également la place de l’écran de l’ordinateur dans notre approche du réel (le GPS d’un taxi barcelonais ou les leçons d’architecture à Gênes).
Le titre est un hommage au film de Jean Epstein, la Glace à trois faces, film d’avant-garde des années trente. D’où la forme sonate de Trois faces, le jeu de rimes visuelles entre chaque partie, la multiplicité des langues. Qu’en est-il du vœu cosmopolite des avant-gardes ? La forme est-elle encore le lieu de l’utopie ?

Érik Bullot, janvier 2008