Dvd Glossolalie et autres films d'Érik Bullot

 

 

Ce DVD comprend quatre films : GLOSSOLALIE, vidéo, 26 min, 2005. LE CALCUL DU SUJET, 16 mm couleur, 10 min, 2000. OH OH OH !, 16 mm couleur, 15 min, 2002. LA BELLE ÉTOILE, 16 mm couleur, 14 min, 2004.

Il est accompagné d’un livret de 24 pages comprenant un texte d’Émeric de Lastens, Lier le geste à la parole, un entretien avec Érik Bullot, le script du film Glossolalie et des fiches techniques.

Durée : 65 minutes. Format : PAL. Zone 2. Langue française.

Un DVD édité par Capricci, la revue Vertigo et Circuit court avec le soutien du DICREAM (CNC-DAP), Ministère de la culture et de la communication.

En vente sur simple demande auprès de l’association Circuit Court.

 

 

ENTRETIEN

par Émeric de Lastens

 

Le journal filmé centré sur la figure de ton fils, Félix, et l’ensemble de tes essais portant sur les signes et le langage, dans lequel s’inscrit Glossolalie, forment a priori deux pans distincts de ton œuvre. Quel(s) rapport(s) cependant y vois-tu ? Par ailleurs, le journal est en pellicule alors que Glossolalie a été filmé en numérique : comment envisages-tu la différence des supports, est-elle pour toi substantielle ?

Le rapprochement de ces films, à l’occasion de leur présente édition en DVD, reste pour moi assez mystérieux. Ce sont plutôt des différences manifestes qui s’imposent à première vue, non ? L’un, Glossolalie, est sonore, parlant, voire loquace, il multiplie les langues et les dispositifs de parole : lecture, récitation, entretien, performance, dialogue, chant… Les journaux filmés sont au contraire silencieux, volontiers contemplatifs, ils jouent sur l’ellipse et la lacune. Ces différences se trouvent accusées, tu as raison, par les choix techniques. Glossolalie fut réalisé en vidéo avec l’aide d’étudiants et de techniciens, souvent en studio (le film fut aussi présenté en installation). Les journaux filmés sont tournés en pellicule, avec une caméra mécanique, une Bolex, dans l’intimité du cercle familial (j’occupe d’ailleurs sur ces journaux toutes les fonctions techniques). De fait, je n’aurais pas a priori réuni ces films qui m’apparaissent comme les chapitres séparés d’un ensemble plutôt disparate. Les journaux filmés par exemple relèvent d’une pratique privée et spontanée. Ils échappent au caractère souvent prémédité des autres projets.
 

caractereschinois.jpgEn y repensant toutefois, je vois mieux ce qui peut les relier, par défaut dirais-je. Dans les deux cas (mais le lien, encore une fois, n’est pas totalement concerté), il s’agit d’explorer un en deçà et un au-delà du langage. Les journaux filmés se tiennent du côté de l’enfance. Les premières images du Calcul du sujet sont marquées par la face énigmatique du nourrisson, et le sceau du silence ne sera jamais levé. Glossolalie, quant à lui, explore comment l’invention linguistique en roue libre finit par excéder le sens et la communication. Remarque qui pourrait être faite aussi, je crois, pour les autres films-essais. Je pense aux superpositions de langues dans l’Attraction universelle ou aux propositions aporétiques du Singe de la lumière. Âge de l'enfance et du geste d'un côté, art de l'excès de parole de l'autre. La différence des supports me semble en partie liée à cette question. La vidéo est proche de l’écriture. Le clavier sur lequel j’écris est aussi celui avec lequel je monte mes films. La vidéo est un carnet de notes. Une sorte de sténographie qui permet d’instruire des situations de parole. Glossolalie est aussi dans mon esprit un inventaire ironique des postures du langage.

Tu évoques, dans Glossolalie notamment, en parlant de la situation actuelle du cinéma, une certaine perte de transparence (« les films sont des rébus ») ainsi qu’une absence du spectateur, et de la nécessité que tu ressens en retour de lui adresser ton film comme une « lettre filmée », une « correspondance privée », inventant la « langue d’un spectateur cryptographe ». Est-ce à dire que ton intérêt pour le cinéma comme jeu de mots et de signes secrets est lié à la situation historique présente du médium (dissémination et circulation accélérées des images en mouvement, perte d’unité sociale du médium) ?

Ce que nous faisons relève de la correspondance privée. Cette situation est générale dans le monde culturel qui nous entoure et particulière en regard d’un médium entré dans une phase critique de son histoire. Le cinéma est en perte de vitesse. Un certain nombre d’œuvres sont désormais destinées à des publics restreints, des chapelles, des cénacles, des clubs. J’essaie de réfléchir la diffusion privée des œuvres, leur écho discret par le recours à une forme hermétique, supposant un chiffre, une table de correspondances. Ce terme renvoie au caractère difficile, abscons d’une œuvre, mais aussi à la tradition hermétique qui suppose un savoir, une connaissance, une pédagogie (je m’en suis directement inspiré dans un film de tonalité rosicrucienne, les Noces chymiques). La question du cryptage est d’ailleurs d'une grande actualité avec la diffusion de messages confidentiels sur le réseau. On réfléchit sur les avatars d’une langue morte, le cinéma, langue-Lumière dont nous sommes à des années. C'est la raison pour laquelle j'insiste beaucoup sur l'adresse. Le film est destiné à un spectateur singulier. Un seul spectateur qui s’applique à déchiffrer les énigmes.

En rapprochant le cinéma de la machine à écrire ou à chiffrer, Glossolalie semble suggérer que le mythe de l’espéranto visuel, qui était comme la promesse du cinéma, était à comprendre en un sens paradoxal : le cinéma comme montage des langues, par la mise en rapport problématique du visible et du lisible, des corps et des paroles. Qu’en penses-tu ? Et peux-tu répondre (pas par une langue imaginaire) à ces questions que tu poses à Michael Snow : « La communication est-elle un jeu ? », « Que pensez-vous du langage mimétique ? », « Sommes nous perdus dans la tour de Babel ? » ?

Le film entremêle toujours du visible et du lisible. Je ne crois pas à l’hypothèse d’un âge d’or du cinéma muet lié à l’exploration seule du geste. Si l’on observe le cinéma dit muet (j’aime assez l’expression silencieux), chez Buster Keaton par exemple, l’un de mes cinéastes préférés, on s’aperçoit rapidement que le film ne cesse de mêler tous les registres possibles en vue d’établir la communication. Il fait feu de tout bois. Keaton use, bien sûr, de la mimique, des jeux de physionomie, des gestes (ils sont d’ailleurs souvent équivoques), mais également des intertitres, des messages échangés dans le film — les billets doux, les lettres —, de la typographie urbaine — les affiches, les pancartes, les numéros —, du mouvement des lèvres des acteurs… La mise en scène tire parti de cette imprécision entre le signe et le sens, c’est le ressort de la plupart de ses films. « Comment se faire comprendre » est la source du quiproquo keatonien. Le film entremêle la part visuelle à la dimension langagière. Je me suis même demandé si les films de Keaton ne racontaient pas l’histoire difficile de l’apprentissage de la lecture. Des mots se cachent sous l’image. C’est d’ailleurs la définition que donne Freud du rêve : un rébus. Je dirais, en paraphrasant Freud, que le film est un rébus qu’il faut traduire dans la langue du cinéma.
 
 
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Les différentes questions posées à Michael Snow sont pour moi des topiques, des lieux communs. La séquence, intitulée Zaoum, est un hommage direct à l’auteur de Rameau’s Nephew, cette encyclopédie ironique des relations entre le son et l’image, l’un des films majeurs de la modernité. En posant ces questions, je ne cherche pas à renouveler le débat sur la relation de l’écriture et du cinéma ou sur le langage mimétique. J’aime en revanche épingler les paradoxes comme des cartes postales ou des papillons. Dans cette séquence, les intertitres n’indiquent pas les réelles questions posées à Michael Snow, ce sont de fausses questions écrites après coup (les miennes lors du tournage étaient elles aussi incompréhensibles, formées à l’aide de mots espagnols ou allemands). Dois-je dès lors y répondre ? Sinon par un froncement de sourcil, une main écartée, un mouvement des bras, un haussement d’épaule, un signe mimique, un saut, bref une pirouette.

Dans ton journal filmé, Félix, bien qu’il passe parfois en quelques plans de la naissance à la petite enfance, semble toujours revenir sur ses pas, évoluer dans une sorte de stase temporelle (entre les trois parties du journal, on note des répétitions, des ellipses, des retours en arrière), dans un univers détaché du lieu et du temps concrets du filmage : pourquoi ce parti pris ?

L’impression produite par les journaux filmés est bien celle d’un hors temps. Je m’en suis aperçu peu à peu. Les films sont strictement chronologiques, pourtant. Je procède d’abord à un bout à bout des bobines de trente mètres, tournées au gré des déplacements et des voyages, puis je monte en prélevant des plans, en raccourcissant. Méthode soustractive. J’intercale parfois du noir pour marquer le temps, mais ce n’est pas systématique. Chaque plan a donc été filmé avant le suivant. Le film obéit à une progression lacunaire. En revanche, le retour des saisons, la répétition des lieux et des situations créent un sentiment de déjà-vu. Je crois que là aussi les films se tiennent à l’interface de la première fois (marcher, se tenir debout, sauter, traverser une vague, dessiner, regarder la caméra…) et du déjà-vu (les situations sont des clichés, des cartes postales). Faux paradoxe sans doute, l’expérience de la première fois n’est-elle pas marquée, toujours, par un sentiment de déjà-vu ?

La figure de Félix, arpentant le monde extérieur, m’évoque celle de l’enfant dans les films de Brakhage, qui incarnait précisément pour lui une perception du monde native, non tributaire du langage, des signes et du sens, ce qui était explicitement son programme esthétique. En le filmant, n’est-ce pas le mystérieux passage de cette perception phénoménale à notre perception linguistique (apprendre à déchiffrer les signes) que tu cherches à figurer ?

L’émotion ressentie face aux films de Brakhage est toujours intacte, et un film comme Window Water Baby Moving reste pour moi un éblouissement. Si j’admire le cinéaste, je reste moins convaincu par son discours. L’idée notamment d’explorer une perception visuelle antérieure à l’acquisition du langage. Je n’y crois pas beaucoup. Tu as raison, c’est bien la possibilité de déchiffrer les signes qui m’attire, le passage du signe à l’écriture, aussi bien dans les dessins de Félix sur son cahier que dans le jeu des ombres et des lumières. La lumière est une écriture. C’est la définition stricte de la photographie. J’ai d’ailleurs toujours été frappé par le caractère très littéraire, savant des premiers photographes : Lewis Carroll écrit des traités de logique et des livres pour enfants, Talbot travaille au déchiffrement des hiéroglyphes. La découverte de la photographie est liée à une exploration savante des signes.

portrait2.jpgTa présence dans le journal comme une ombre alors que tu filmes peut-elle être rapprochée de ton intérêt pour l’ombromanie ? Est-ce aussi une façon discrète de définir le cinéma comme une écriture d’ombres où la caméra jouerait le rôle de la main ?

À travers ma silhouette qui apparaît parfois, c’est aussi la question de la signature qui se pose. Qui filme ? J’aime que les conditions du filmage soient manifestes. Il n’y a pas de naturel. Félix regarde la caméra, les jeux sont faits pour la caméra. C’est un petit théâtre familial. Mon ombre participe de ce jeu. Je souhaite inscrire ma présence dans le film comme une instance fugace.

 

dvderikbullot.gifÉrik Bullot

L'œil sa Muse. Note sur le cinéma d'Érik Bullot, Texte de Jacques Aumont
Editions Léo Scheer


Parution 2003 - 23 x 17 - 80 pages

 

DVD inclus : LE JARDIN CHINOIS, 1990, 19 min. LE MANTEAU DE MICHEL PACHA, 1996, 16 min. L’ÉBRANLEMENT, 1997, 4 min. L’ATTRACTION UNIVERSELLE, 2000, 13 min. LE SINGE DE LA LUMIÈRE, 2002, 23 min. LE CALCUL DU SUJET, 2000, 10 min.

 

EXTRAIT DU TEXTE DE JACQUES AUMONT
 
« Je disais : le cinéma d’Érik Bullot montre ce qu’il n’a pas vu. Je veux dire : il montre ce que l’œil ni l’optique ne peuvent voir, physiquement voir. Au plus simple (au plus simplement exprimable ou descriptible – car par ailleurs il n’y a jamais rien là que d’assez complexe), c’est l’idée du cinématographe comme machine à montrer l’invisible, ce dont on est sûr que personne ne l’a vu de ses yeux vu. Il est beaucoup de variantes de l’invisible, mais Bullot en cultive une par-dessus toutes les autres : celle qui naît de l’intervalle (en un sens, de prime abord, vertovien lui aussi), de la distance entre deux phénomènes. Distance spatiale, parfois (mais jamais directement montrée, au mieux, suggérée, comme dans Séchage, qui rend intuitivement perceptible une distance imprécisée). Distance temporelle, plus souvent, étendue de temps entre deux moments, comme, exemplairement et par principe, dans les deux chapitres du journal filmé (le Calcul du sujet, Oh oh oh !). Distance musicale enfin, selon le calcul mystérieux des puissances, des forces et des qualités que Vertov a imaginé, et que Bullot, spontanément ou très consciemment, a mis en œuvre. Pour faire surgir – et faire voir – un intervalle entre les choses, il faut les filmer de manière qu’elles échappent autant que faire se peut à la mise en scène, qu’elles ne commencent pas à raconter une histoire. Il faut les filmer pour elles-mêmes, et je dirais : avec elles-mêmes, en elles-mêmes. Montrer n’est pas adopter un point de vue sur des choses – toupies, verres, balles, manèges –, des phénomènes – foudre, énergie, tourbillons – ou des événements – la rencontre, la migration, la promenade orientée. Montrer est un mouvement en soi, non asservi ou non entièrement asservi à une conscience, et qui rende compte d’une dynamique des choses, des phénomènes et des événements.
 
L’invisible comme intervalle, ce sera par exemple “ la rencontre sur une table de montage d’un duel d’escrime et d’un feu d’artifice ” (l’Ébranlement). La formule, due à l’auteur, tire du côté du hasard concerté et cultivé des surréalistes, et sans doute il y a de cela (aussi bien, dès qu’on tente de montrer réalistement la réalité sans adopter un point de vue dramatique, est-on voué à frôler le surréalisme – je vais y revenir). Elle ne rend pas tout à fait justice au film cependant, qui n’est pas, ou pas uniquement, consacré à une des innombrables manifestations de l’aile du bizarre, et ne laisse pas seulement, comme le parapluie et la machine à coudre, le spectateur à ses associations propres, ou à son éternelle et indéfectible perplexité. Ici, le spectateur peut bien être dérouté – un moment –, mais il y a quelque chose, et quelque chose de précis, qui se construit et se propose. Quoi ? un incorporel : l’ébranlement (tiens, c’est le titre du film !). Ou plus exactement (car l’ébranlement touche au corps, bien sûr), un invisible par nature. Pas de discipline plus énigmatique pour le profane que l’escrime. L’assaut, pour l’œil innocent, est une suite apparente de gestes absurdes, dont l’efficace n’est jamais perçu – jusqu’à ce que soudain les lutteurs (ou, à la télévision et dans les reportages sportifs, un arbitre) déclarent qu’il y a eu “ touche ”. Pour le praticien et le professionnel, il n’y a pas de doute ; pour vous ou moi, il n’y a qu’ambiguïté : la touche est visible, mais à condition d’avoir l’œil éduqué à cela. Le film de Bullot ne se soucie pas de didactisme, et après l’avoir vu vous ne saurez pas davantage repérer les touches. Mais elles auront été présentées, comme un invisible dans le visible, par le jaillissement des fusées, ébranlées par la touche, par l’acte d’escrime et son énergie latente. »

Jacques Aumont, L'œil sa Muse.