NOTE DE TRAVAIL


En 1928, sous l’impulsion réformatrice de Mustafa Kemal, la nation turque fut sommée de renoncer à l’alphabet arabe pour adopter l’alphabet latin. Ce changement, qui signifie la volonté d’entrer dans la modernité, de rompre avec l’héritage ottoman et de reléguer le savoir coranique, emporte avec lui sa part de violence symbolique. Il vise également une purification linguistique en écartant les mots arabes ou persans, jette l’opprobre sur les alphabets minoritaires (les graphies arménienne, grecque, hébraïque), favorise la diffusion de l’idéologie kémaliste [1].

Ce changement d’alphabet se fit très rapidement, facilité, dit-on, par le fait que la population compte alors seulement 10% de personnes alphabétisées. Il intervient après de nombreuses mesures déjà adoptées sur les lois vestimentaires (interdiction du port du fez pour les hommes), l’adoption du calendrier grégorien et du système métrique décimal, la suppression des écoles religieuses, la laïcisation de l’enseignement, l’abolition de l’Islam comme religion officielle, l’interdiction de la polygamie. Mustafa Kemal révèle le nouvel alphabet le 9 août 1928, lors d’une réception au palais de Sarayburnu, dans le parc de Gülhane à İstanbul. La loi sera adoptée le 1 novembre 1928 et entre en vigueur dans toutes les écoles. Un mois plus tard, l’usage des nouveaux caractères est obligatoire pour les « enseignes, pancartes, affiches, écriteaux, annonces, réclames, titres et sous-titres cinématographiques », de même que « toutes publications, périodiques ou permanentes, de nature officielle ou privée, en langue turque, telles que journaux, brochures, et revues ». Les inscriptions arabes disparurent des rues en quelques jours. La mesure est adoptée dans l’administration publique, les banques et les sociétés commerciales à partir du 1 janvier 1929. « Nous avons décidé d’adopter le nouvel alphabet turc qui a comme base l’alphabet latin et qui montrera le génie de notre nouvelle langue, riche et harmonieuse. Nous apprendrons tous très rapidement. Nous devons nous affranchir de ce cercle de fer qui entourait notre tête depuis des siècles, nous ne voulons plus de ces signes incompréhensibles », déclare Mustapha Kemal. En 1934, le Parlement adopte une loi qui oblige les citoyens à prendre un nom d’origine turque ; Mustafa Kemal devient Atatürk. Sur une image souvent reproduite, on peut découvrir Mustafa Kemal, avec une craie et un tableau portatif, parcourant le pays en donnant des leçons sur les places publiques, selon la version mythique d’une sorte de conversion alphabétique miraculeuse.

Derrière l’éclat lumineux de cette « révolution de l’alphabet », autoritaire et progressiste, quelles sont les zones d’ombre ? L’invention de la nation turque suppose l’effacement autoritaire des frontières internes à la société au sein du modèle laïc et républicain. Ce passage volontaire à la modernité n’a-t-il pas un caractère traumatique, relevant d’un « désastre démesuré » [2] ? Quelle est la nature de cette violence symbolique ? Où en sont les traces ? Comment filmer la loi ? Peut-on encore lire les symptômes de ce trauma sous la mémoire refoulée ? Doit-on œuvrer à une forme de résurrection ou de revenance pour donner à percevoir l’oubli ? [3]

 

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ANKARA. Ankara, capitale décidée par Mustapha Kemal en 1923, objet d’un calcul politique et idéologique, incarne la nouvelle nation turque, à rebours de la cité ottomane İstanbul. Pour la planification de cette cité Atatürk fit appel à l’urbaniste allemand Hermann Jansen ainsi qu’à l’architecte autrichien Clemens Holzmeister qui construisit nombre de bâtiments (Ministère de la guerre, Ministère du travail, École de guerre et casino des officiers, Parlement turc). La ville obéit à un plan orthogonal. L’urbanisme est une forme d’écriture comparable à la réforme de l’alphabet. Nous observerons les monuments contemporains de la réforme, visiterons les lieux emblématiques de la nouvelle nation turque. L’un des enjeux de ce film sera d’établir le choix des lieux de tournage : faut-il jouer de l’opposition entre l’ottomane İstanbul et la turque moderne Ankara ou privilégier Ankara, à rebours d’un certain exotisme ?

BURQA. La société française est agitée de débats sur les signes islamiques depuis plusieurs années. Rappelons que les mesures d’Atatürk concernant le changement d’alphabet s’accompagnent de règles vestimentaires. En 2004, la France vote une première loi sur les « signes religieux dans les écoles publiques », interdisant « le port de signes ou de tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Sans le nommer, c’est bien sûr le port du voile islamique qui est visé. À cette première loi correspond une loi plus récente, votée le 13 juillet 2010, interdisant le port du voile intégral dans l’espace public sur le territoire français sous peine d’une amende et/ou d’un stage de citoyenneté. On peut s’interroger sur cette exigence de laïcité, les composantes républicaines qui la fondent, l’appel au visage comme gage de présence. La question est aussi filmique. Quel est le fondement de cette exigence morale de visibilité ? Quelle est la nature implicite de cette idéologie de la transparence au moment où nos conduites sont de plus en plus soumises à des modes virtuels ?

DISPARITION DU PROJECTIONNISTE. On assiste aujourd’hui à la disparition du projectionniste dans les salles de cinéma. Sans doute est-ce l’un des derniers signes de cette transformation radicale qui affecte le médium. On peut supposer que cette disparition se fera discrètement, en occultant sa part de souffrance ou de nostalgie. Les enjeux économiques sont désormais trop importants. Le défilement de la pellicule sur l’enrouleuse, les plateaux métalliques, le suivi de point, le transport de lourdes bobines 35 mm seront remplacés par une automation de la projection à partir d’un fichier numérique. On imagine même une centralisation du dispositif. J’ai le souvenir des deux charbons étincelant au début de l’Homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929), contemporain de la « révolution de l’alphabet ». Commencer le film par une séquence dans une cabine de projection à İstanbul ou Ankara. Une scène ultime. Avant disparition.


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GRAMOPHONE. Certains discours de Mustafa Kemal ont été enregistrés sur gramophone pour être diffusés avant les cours d’apprentissage du nouvel alphabet. Nous chercherons à retrouver ces enregistrements. La recherche des documents sera présente dans le film. La facilité ou non pour trouver ces documents, leur abondance ou leur rareté seront des signes pertinents de la mémoire de la réforme alphabétique dans la société turque. En 1929 James Joyce enregistre sur disque à Londres quelques pages de son roman Finnegans Wake. La même année, le cinéaste russe Eisenstein lui rendit visite à Paris, attiré par l’idée d’une éventuelle adaptation cinématographique d’Ulysse [4]. Joyce aurait évoqué, dit-on, deux cinéastes capables d’adapter son roman : Eisenstein et le cinéaste allemand Walter Ruttmann, auteur d’un film radiophonique, Wochenede (1930), « cinéma pour l’oreille » composé d’un écran noir et d’un montage sonore évoquant les activités du week-end. Nous connaissons les images de Mustapha Kemal sur les places des villages et dans les écoles. Existe-t-il des images filmées de ces leçons du nouvel alphabet ?

 

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INSTITUTIONS. La réforme de l’alphabet s’accompagne de la mise en place de nombreuses institutions et structures, destinées à favoriser l’apprentissage du nouvel alphabet et à diffuser l’idéologie kémaliste. Les « Écoles nationales » (Ulus Okullari), fondées en 1929, disséminées sur l’ensemble du territoire. Les « Maisons du peuple » (Halk Evleri) et « Classes du peuple » (Halk Dershaneleri) fondées en 1932. Notons par ailleurs la création en 1932 de la « Société d’étude de la langue turque » (Türk Dili Tetkik Cemiyeti) qui accompagne la réforme de l’alphabet et établit un nouveau lexique turc débarrassé des mots arabes et persans. Quelle est la mémoire de ces institutions ?

QUI SAIT ? « Un peuple discipliné » écrit le philosophe Jacques Derrida, « devient alors, sous prétexte de culture moderne, comme illettré, incapable, du jour au lendemain, de lire des siècles de mémoire. Voilà, pour je ne sais quelle aventure, une terrifiante façon de quitter son pays, la plus monstrueuse, mais la seule, peut-être : l’amnésie ! Apprendre à écrire autrement, une lettre inédite (celle-ci et non celle-là, tout unique mais déjà une lettre empruntée, à l’air emprunté dans la nouveauté toute neuve de son adresse). Sous le fouet, sous la dictature du temps, sous la contrainte d’une discipline apparemment arbitraire et qui, comme toujours, se donne les meilleures raisons de monde. N’est-ce pas la condition maligne, cette machination, pour que quelque chose arrive ? et pour qu’une sortie ait lieu, c’est-à-dire sans retour ? Qui sait ? [5] »

THÉORIE DU LANGAGE-SOLEIL (GÜNEŞ DIL TEORİSİ). Contemporaine des réformes linguistiques d’Atatürk, développée de 1935 à 1938, la « théorie du langage-soleil » cherche à établir une solution à la question de l’origine des langues. Le turc serait proche de la langue primordiale. « Selon cette théorie, le langage humain est né lorsque l’homme a commencé à se servir de ses bruits animaux pour symboliser certains objets. C’est en Asie centrale parmi les proto-Turcs que la chose se produisit pour la première fois. De l’état des recherches existantes en matière de religions animistes, les théoriciens concluent que le soleil à une place prééminente dans la religion des proto-Turcs et ils en déduisent que le premier symbole sonore, le premier mot, a servi à désigner le soleil. Ces premiers hommes entreprirent ensuite de définir tous les objets qui les entouraient par référence au soleil. Plus tard ils commencèrent a isoler les différents attributs du soleil et à élaborer ä partir de ces propriétés des concepts physiques et des concepts abstraits tels la lumière, la chaleur, le mouvement, la distance et le temps. » On assiste alors à la formation des « radicaux de premier ordre » (birinci derece radikal kökler). Cette théorie assez étonnante fut développée par le linguiste serbe Hermann F. Kvergić, résidant à Vienne, qui adressa son mémoire à Kemal. Le caractère nationaliste de cette thèse ne pouvait que conforter les efforts de la réforme de la langue turque en établissant sa prééminence généalogique et retint l’attention de Kemal. Kvergić fut invité à Ankara et enseigna l’allemand en 1936-1937. La théorie fut abandonnée en 1938 après la mort d’Atatürk. Nous chercherons des documents à filmer (la théorie donna lieu à des diagrammes, des schémas assez étonnants), rencontrerons des linguistes turcs qui nous exposeront cette théorie.


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URSS. « La réforme de l'alphabet, c'est la révolution en Orient ! », déclara Lénine. Les réformes en Turquie ne naissent pas de manière isolée. Un mouvement contemporain, nommé « latinisation », eut lieu dans les années 1920 et 1930 au sujet d’une éventuelle adoption de l’alphabet latin pour les langues allogènes de l’empire soviétique, voire pour le russe lui-même. En 1926, soit deux ans avant l’annonce des réformes linguistiques en Turquie, eut lieu à Bakou le Congrès de turcologie dont l’enjeu est d’opter pour une latinisation de diverses langues, comme l’azéri ou l’ouzbek. Les enjeux sont multiples : passer à la modernité, mais aussi contrecarrer l’influence musulmane prise par l’usage de l’arabe dans un souci d’internationalisation. Les aléas alphabétiques de ces langues ne laissent pas d’être étonnantes. Ainsi de l’azéri qui adopte l’alphabet latin de 1923 à 1939 avant d’utiliser l’alphabet cyrillique, devenu alphabet officiel de l’Azerbaïdjan soviétique, jusqu’en 1991 où l’alphabet latin devient à nouveau l’alphabet officiel. Ainsi de l’ouzbek dont l’alphabet arabe est destitué en 1928 au profit de l’alphabet latin jusqu’aux années 1940 pour passer au cyrillique et adopter à nouveau un alphabet latin remanié à partir de 1992. La révolution de l’alphabet instituée en Turquie s’intègre dans un effort de romanisation dont le vietnamien ou le roumain, dans des contextes certes fort différents, sont aussi d’autres exemples sur lesquels nous établirons d’éventuels parallèles.

ZAOUM. En 1913, les poètes russes futuristes Vélimir Khlebnikov et Aleksei Kruchenykh inventèrent une sorte de langue nouvelle, forgée à partir du russe et de nombreux néologismes, baptisée zaoum [заумь], langue transrationnelle insistant sur le caractère phonique et sonore de la langue. Khlebnikov se réfère à la « langue des oiseaux ». Il s’agit de déceler la vraie signification des mots. « Le mot est un visage qui porte un chapeau enfoncé jusqu’aux yeux. Ce qui en lui est pensé précède ce qui est verbal, audible », écrit-il. Retrouver la langue première qui unit les hommes. On devine chez Khlebnikov, comme dans la « théorie du langage-soleil » ou les hypothèses de Nicolas Marr, la volonté de rétablir un lien motivé entre le signe et la chose, le son et sa signification, d’échapper à l’arbitraire du signe. Khlebnikov procède à une décomposition du langage en recherchant des « vérités alphabétiques ». Il veut réduire les mots à la notion abstraite commune, trouver les noyaux sémantiques liés à des consonnes. « Dans la langue il y a autant de noms simples que d’unités dans son alphabet, soit en tout environ 28-29. » Il se propose d’établir un « alphabet de l’esprit », proche de la table de Mendeleïev pour les éléments chimiques. « La langue s’est naturellement développée à partir du petite nombre des unités fondamentales de l’alphabet ». Même vertige d’une langue originelle, radicale, « proche de la racine », d’où naîtrait ensuite la pluralité des langues.



[1] Cf. The Turkish Language Reform : A Catastrophic Success, Geoffrey Lewis, Oxford University Press, 1999.

[2] Le retrait de la tradition suite au désastre démesuré, Jalal Toufic, trad. Omar Berrada et Ninon Vinsonneau, Paris, Les Prairies ordinaires, 2011.

[3] L’abécédaire qui suit présente une sélection de notes écrites en vue d’un film, intitulé La Révolution de l’alphabet. Produit par Capricci films, le projet bénéficie d’une bourse SCAM « Brouillon d’un rêve ».

[4] Le Mal voltairien, S. M. Eisenstein, trad. Jacques Aumont, Cahiers du cinéma n° 226-227, janvier-février 1971, p. 47-56.

[5] La Contre-Allée, Jacques Derrida, Catherine Malabou, Paris, La Quinzaine littéraire, 1999, p. 31

 

Publié dans les Cahiers du post-diplôme, « Document et art contemporain », n°1, 2011.

 

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« Le capitaine Scott, l’explorateur de l’Antarctique, n’a-t-il pas presque filmé sa propre mort, comme s’il avait encore hurlé son cri de mort dans un phonographe ? Et Shackleton dérivant sur les blocs de glace ? »

Pourquoi Béla Balázs réunit-il dans une même phrase, tirée de l’Esprit du cinéma, les explorateurs du monde polaire (Scott, Shackleton) et le phonographe ? Quelle est la nature du lien entre la découverte des continents arctique et antarctique et la fixation du son ? Il me plairait d’imaginer un film qui soit la résultante de la rencontre entre le pôle magnétique et le gramophone. D’un côté, la lente conquête des pôles, les diverses expéditions échelonnées sur plus d’un siècle ; de l’autre, les étapes successives pour graver le son, jusqu’à l’invention du phonographe. Ces deux aventures sont contemporaines. Mais au-delà de leur synchronisme, elles partagent nombre de points, et notamment une même fascination conjurée pour la disparition et la mort. Ce qui apparaît a priori mystérieux se révèle source de prodiges. Le Voyageur dans les glaces est le rêve d’un tel prodige.

 

gravurevoyageur1.jpgReprenons. Salomon Andrée, ingénieur suédois, organise un voyage en ballon en vue d’atteindre le pôle nord en 1897. L’expédition disparaît sur l’île Blanche. Marche et disparition dans la neige des trois hommes. On ne retrouvera leur dernier campement, leurs corps, leurs notes et leurs photos que trente-trois ans plus tard. Les photographies, conservées par le froid, ont pu être développées et tirées. Le pôle se révèle une chambre froide merveilleuse. Se diriger dans la glace revient à voyager au pays des morts (nombre de récits relatent la découverte des précédents aventuriers fichés dans la neige). La disparition se charge d’une image latente : celle des corps et des photographies que le froid a parfaitement conservés. La glace est un milieu qui réunit, étrangement, la mort et sa trace. On pense aux premiers sentiments produits par l’invention du phonographe : entendre derechef la voix des morts. Il n’est que de songer à la vignette de la Voix de son maître : un chien, assis sur le cercueil de son maître, entend de nouveau sa voix sourdre du cornet. « Ce ne sera pas  », écrit Louis Figuier à propos du phonographe, « un des moindres prodiges de l’avenir que de faire parler les morts ».

 

L’image des « paroles gelées » de Rabelais révèle à merveille l’idée de gel contenue dans la fixation de la parole. Ce sont, écrit-il, « dragées perlées de diverses couleurs ». Mais la chaleur vainc la mémoire des mots. « Lesquels, être quelque peu échauffés entre nos mains fondaient comme neige ». L’allégorie réunit la conservation des paroles et le gel. Fixer la parole revient à la geler, à la conserver dans la glace. Les inventeurs — Charles Cros, Thomas Edison — sont à leur manière des aventuriers en quête d’un pôle magnétique : la voix. Ce lien entre la conquête des pôles et l’invention du phonographe n’a jamais été, à ma connaissance, abordé frontalement. Souhaitons, comme l’indique le poète Pierre Reverdy, que « plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte — plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique ». « On crée, au contraire » ajoute-t-il, « une forte image neuve pour l’esprit, en rapprochant sans comparaison deux réalités distantes dont l’esprit seul à saisi les rapports ».

 

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Citons, éparses, quelques légendes :
 
1. Nanouk, le héros de Flaherty, écoute des disques, un phonographe posé à ses côtés dans la glace. Dans mon souvenir d’enfance (je n’ai pas revu le film depuis longtemps), le naïf esquimau approche le pavillon de son oreille. Autre souvenir, par association : le doigt de Michel Simon dans l’Atalante qui fait résonner un disque en tournant à sa surface.

2. Dans le premier tome de Dan Yack de Cendrars, le Plan de l’Aiguille, le héros mélancolique emporte sur la banquise sa collection de phonographes. Il actionne ses appareils, disposés en ligne, simultanément, pour écouter les voix qui se chevauchent. « Il remonta tous ses phonographes, tous ses gramophones et les installa par rang de taille sur la grande table. Puis il les équipa d’un disque ou d’un rouleau. Puis, passant aussi rapidement que possible de l’un à l’autre, il les mit tous en branle. Le déclic eut lieu presque simultanément. Les appareils se mirent à tourner ».

3. Chez Jules Verne, on trouve les deux motifs : la voix de la cantatrice la Stilla emprisonnée dans une machine optico-sonore (le Château des Carpathes) ; le voyage et la folie polaire du capitaine Hatteras (Aventures et voyages du capitaine Hatteras).

4. Une très belle histoire, citée par Joseph Cornell dans sa boîte, Taglioni’s Jewel Casket. « Pendant une nuit de l’hiver 1835, la voiture de Marie Taglioni avait été arrêtée par un brigand russe, qui avait ordonné à cette enchanteresse créature de danser pour lui seul sur une peau de panthère étendue sur la neige au-dessous des étoiles. De là est venue la légende que, pour mieux garder en mémoire une si merveilleuse aventure, Taglioni avait pris l’habitude de placer un morceau de glace artificielle dans son coffret à bijoux où, en fondant parmi les pierreries étincelantes, il évoquait l’atmosphère du ciel étoilé au-dessus du paysage couvert de glace ». L’œuvre de Joseph Cornell, en hommage à Marie Taglioni, présente de splendides cubes de verre dans un coffret. Le Voyageur dans les glaces est une autre œuvre de Cornell : une petite boîte contenant des jouets d’optique. Ce film sera un hommage à Joseph Cornell.

5. Edison, dit-on, atteint de surdité, aurait enregistré mille deux cents voix de chanteurs et cantatrices.  « Depuis l’âge de douze ans, je n’ai pas entendu le chant d’un oiseau ».

6. « La tache attristant la glace où l’haleine a pris », écrit Raymond Roussel dans ses Nouvelles Impressions d’Afrique. À relier à cette note de Marcel Duchamp :
« 36. Les buées — sur surfaces polies (verre, cuivre infra mince on peut dessiner et peut-être rebuer à volonté un dessin qui apparaîtrait à la vapeur d’eau (ou autre). »

7. Certains magnats d’Hollywood — Walt Disney, notamment — firent congeler leurs corps en attente d’une éventuelle résurrection. Latence de l’image.

Ces légendes sont le secret d’un film possible. Son ressort. Le film cite beaucoup. C’est son sujet. Le phonographe répète. L’explorateur repasse sur les traces de ses prédécesseurs. On refait le chemin. On interprète. Nous emprunterons des sillons déjà tracées. C’est le propre du voyageur dans les glaces. En vue d’atteindre, bien sûr, quelque terra incognita. C’est notre souhait le plus vif. Un blanc sur la carte. Un film glace, à rebours du film nitrate, baptisé « film flamme ».



Publié dans La Lettre du cinéma, n°31, 2005

NOTE DE TRAVAIL

 

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L’inauguration des Jeux Olympiques en août 2008 a été marquée par un fait curieux. La petite fille en robe rouge, Lin Miaoke, qui a ému le public en chantant l’hymne national chinois n’était pas celle que l’on entendait. Elle n’était que la marionnette d’une voix pré-enregistrée d’une autre petite fille, Yan Peiyi, jugée moins photogénique. Elle chantait en play-back.

Expérience troublante dont la presse occidentale feignit de s’indigner alors qu’elle révèle un fait dont nous sommes coutumiers. Celui que l’on entend n’est pas celui qui parle. L’expérience n’est pas sans rappeler le final de Chantons sous la pluie qui voit les deux chanteuses découvertes lorsque le rideau se lève

 

La ventriloquie n’est pas seulement un fait hérité de l’histoire du spectacle ; c’est aussi une réalité sociale. Un porte-parole syndical est-il un ventriloque ? D’où lui vient sa légitimité ? Où se situe l’autorité ? Un conférencier s’exprimant au nom d’un groupe, un représentant d’une communauté, le porte-parole d’un homme politique sont-ils des ventriloques ? La relation d’un artiste avec la critique ou avec sa propre œuvre relève-t-elle de la ventriloquie ? L’humoriste de télévision est-il le ventriloque de son dialoguiste ? Quel est l’usage public de la voix de synthèse ? Quel est le statut du bilinguisme dans un contexte post-colonial ? Autant de questions qui interrogent nos pratiques sociales et ne cessent d’inquiéter ma propre pratique de cinéaste.

 

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Si la ventriloquie a peu à peu adopté une formule consacrée, celle du ventriloque accompagné de sa marionnette posée sur ses genoux, maniant la plaisanterie, cette forme reste toutefois récente. Elle fut initiée, aux dires des historiens, en 1896, par Fred Russell et sa poupée, Coster Joe. L’art de la ventriloquie a connu d’autres dispositifs et d’autres recettes. C’est ainsi qu’on lui prête diverses fonctions : transmettre les messages des oracles lors des séances de la pythie dans l’Antiquité ou exprimer la voix du Démon comme en témoignent les procès en sorcellerie. Au cours du XIXème siècle, le ventriloque dissimulé derrière un écran produit des sons à distance, imite le craquement d’un meuble, feint l’arrivée d’une voix derrière une porte, simule les échanges d’une conversation animée entre différents mannequins grandeur nature alignés sur la scène. L’art du ventriloque emporte avec lui une puissance de distraction (il est couramment associé à l’humour, au mot d’esprit) mais aussi d’inquiétude (il met à nu une puissance de dissociation du sujet). Cet élément fantastique alimenta nombre de films. Citons le film The Great Gabbo avec Erich von Stroheim (un ventriloque irascible, Gabbo, place toute sa part de tendresse et d’affection dans les propos de sa marionnette, Otto), l’épisode de Dead of Night (le ventriloque Maxwell Frere, atteint de schizophrénie, persuadé de l’autonomie de sa poupée, Hugo, blesse un autre collègue ventriloque, Sylvester Kee, par dépit et jalousie) ou, plus récemment, la prestation de Anthony Hopkins dans Magic qui reprend ce même thème. La dissociation vocale, la facétie apparente cachent une part d’ombre.

 

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La ventriloquie est une technique qui ne repose sur aucun don particulier. Elle suppose un contrôle du diaphragme et de la respiration, un jeu de placement de la langue, doublés d’un talent d’illusionniste en vue d’attirer l’attention du spectateur sur la marionnette pour parachever le simulacre. Le ventriloque use de notre difficulté à localiser exactement la source d’un son en l’absence de mouvement. En semblant projeter sa voix à distance (ce que les Américains nomment distant voice), en dissociant sa propre voix à l’intérieur d’un même corps, en jouant des effets acousmatiques, la ventriloquie rencontre la question technique. Rappelons les premières réactions hostiles à l’écoute du phonographe d’Edison, supposant la dissimulation d’un habile ventriloque derrière le cylindre de cire et le cornet de métal. La technique éveille l’inquiétude. Une manière de désincarnation s’exprime à travers des machines qui abstraient le corps de son support pour le transporter, nouant d’étranges relations entre le téléphone, le phonographe et les courants spirites en vogue. Téléphone et phonographe dissocient tous deux le son de sa source pour le projeter dans l’espace ou dans le temps. Ils convoquent, ce faisant, une puissance d’apparition fantomatique. Aussi l’art du ventriloque rencontre-t-il la question technique. On peut remarquer que le téléphone a souvent servi d’accessoire aux ventriloques dans leurs numéros. L’effet de distant voice est particulièrement adapté pour imiter la voix qui sort du cornet.

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Un autre chapitre concerne la radiophonie. Le succès des ventriloques à la radio fut très grand. L’un des plus célèbres, Edgar Bergen, anima, des années trente aux années cinquante aux États-Unis, un programme, The Edgar Bergen - Charlie McCarthy Show, avec sa célèbre marionnette. Le soir du 30 octobre 1938, nombre d’auditeurs ont quitté son programme, lors de la diffusion d’un moment musical, pour tomber inopinément sur la célèbre émission d’Orson Welles en cours, la Guerre des Mondes. Le croisement des trois termes — invasion martienne, radiophonie et ventriloquie — ne laisse pas d’être étonnant. Il éclaire, à la manière d’un théorème, la double nature de la ventriloquie : technique et fantomatique, voire spectrale. La ventriloquie suppose un dispositif radiophonique. Un transistor se loge dans le corps du ventriloque. Un même parallèle pourrait être fait avec la télévision où l’art des ventriloques trouva là aussi, dans les années soixante, l’une de ses estrades favorites. La première démonstration de télévision en 1925 par l’inventeur écossais John Baird montre le visage de la poupée d’un ventriloque, nommée Stooky Bill. Ce n’est pas un hasard.

Le cinéma connaît une crise nouvelle depuis l'arrivée du numérique. Est-ce le signe de sa disparition prochaine ? Continuerons-nous à appeler cinéma ce monde des nouveaux médias ? Il est sans doute trop tôt pour le dire. Si le cinéma a su résister à nombre de crises précédentes (le parlant, la couleur, la télévision) qui ont toutes semblé, à chaque fois, ébranler son identité, il est curieux d’observer combien il semble réactualiser aujourd'hui, à l'heure du numérique, le souvenir d'anciens traumas, dont celui lié à l'arrivée du parlant. Le cinéma contemporain offre nombre de scènes de karaoké, de doublages, de play-back, de possessions. Ce recours récurrent à de telles figures n'est-il pas une manière de questionner sa propre mue ? L’étrange dissociation de la parole et du corps dont témoignent les personnages de David Lynch, par exemple, n’est-elle pas le symptôme d’une crise du cinéma lui-même ? Le médium cinéma est confronté aux puissances passées du médium spirite.

howdyventriloquistfront.jpg J’ai réalisé plusieurs films à caractère documentaire, proches de l’essai filmé, sur les questions liées au médium cinéma, à travers les motifs de la visualisation du son, le Singe de la lumière ou des langages imaginaires, Glossolalie. Ce nouveau projet, Ventriloquie, prolonge cette enquête. Il me semble qu’aujourd’hui, au moment où nous sortons du cinéma, nous sommes à même d’explorer les puissances virtuelles de son histoire. Je pense ici aux propos de Walter Benjamin sur l’histoire comme « histoire des vainqueurs ». Que serait une histoire du cinéma qui prendrait en compte ses virtualités, ses puissances laissées en jachère, ses promesses, ses impasses ? La tâche du cinéaste aujourd’hui n’est-elle pas d’explorer ce champ virtuel ? Il est symptomatique que les films marquants sur la ventriloquie soient de tonalité fantastique, voire tragique (le ventriloque est fou, la marionnette est brisée). Le cinéma n’a-t-il pas été confronté à la menace d’une ventriloquie généralisée au moment de l’arrivée du parlant ? Cette menace est-elle passée ? Le numérique est-il le nouveau ventriloque du cinéma ? L’histoire du médium n’est pas continue, elle procède par revenances dont nous tentons de tirer les fils.

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Ce projet sera conforme à son objet. Il se propose d’inverser l’ordre traditionnel de fabrication du film : le son sera premier sur l’image. Il suffit d’observer la mise en place de la lumière sur un tournage (il est rare qu’au milieu de la forêt des projecteurs une place ait été réservée au preneur de son) ou d’observer le travail de montage pour comprendre cette suprématie de l’image sur le son (le montage image constitue le plus souvent le socle de la construction du film, et le montage son confié à une seconde équipe reflète bien la division du travail). Nous inverserons cette logique. On sait que ce fut l’idée première d’Orson Welles, venue de la radio, au moment d’aborder la réalisation. Notre proposition est la suivante : collecter des matériaux d’archives (émissions avec des ventriloques, bandes sonores de films classiques) mais surtout rassembler des matériaux sonores dans une visée documentaire. Énumérons quelques-unes des pistes liées à la dissociation de la voix et du corps. Outre les ventriloques eux-mêmes (entretiens, émissions, spectacles), nous rencontrerons des médecins autour des questions de la voix (la mue, les extinctions de voix, les affections vocales), des chanteurs et chanteuses (les techniques de chant, la fragilité des cordes vocales), des passionnés de paranormal (le transport des voix, les messages des ondes), des amateurs de karaoké (les lieux de rencontre, les rites des séances, la nature de la passion et ses modalités : fréquence, exercices, entraînement), des régisseurs de théâtre ou de plateau (qu’en est-il de la figure du souffleur ? quelles sont les techniques pour suppléer au trou de mémoire ? quel est l’usage du prompteur ?), des professeurs de langues (comment l'enseignement virtuel peut-il destituer la parole du professeur ? quelles sont les méthodes les plus pratiquées pour l’enseignement des langues ?), des porte-parole d’hommes politiques (le terme porte-parole semble une définition même de la marionnette du ventriloque), des techniciens spécialistes de la synthèse vocale (l’état de la recherche numérique, l'usage de la synthèse vocale dans les lieux publics). Observer combien la dissociation entre la voix et le corps ne concerne pas seulement l’art du ventriloque mais informe aussi nos conduites quotidiennes.

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Ce travail sonore est une étape préalable à l’écriture du film. Il peut donner lieu éventuellement à un travail autonome sous la forme d’une émission radiophonique. Mais sa fonction principale est de fournir le matériau sonore et plastique du film. Les entretiens sont en effet repris, montés en vue de l’écriture de sketches qui seront ensuite confiés à des ventriloques sur le principe du métalogue. Qu’est-ce qu’un métalogue ? Le philosophe américain Gregory Bateson définit le métalogue comme suit : « une conversation à propos d’un sujet problématique quelconque, dont la structure même reflète les problèmes soulevés ». Prenons l’exemple d’une conversation sur le désordre elle-même soumise à une puissance de désordre, ou un dialogue sur le non-sens qui finit par devenir non-sensique. Tel est le dispositif du film, Ventriloquie, tourné en studio, interprété par des ventriloques qui doivent interpréter un matériau documentaire radiophonique consacré à la ventriloquie. Chaque situation donnera lieu à un tableau ironique selon la double dimension de l’art du ventriloque, spirituel et inquiétant, confondant le son et l’image, le document et la fiction.

Paris, décembre 2008

 

Ventriloquie, vidéo, 60 min / installations/performances. En développement.
Le projet a obtenu en 2009 une aide à l'écriture de la commission Image/mouvement (Centre national des arts plastiques).

 


 

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