« Si je le pouvais, à ce point je n’écrirais rien du tout. Il y aurait des photographies ;
pour le reste, des morceaux d’étoffe, des déchets de coton, des grumelons de terre, des paroles rapportées,
des bouts de bois, des pièces de fer, des fioles d’odeurs, des assiettées de nourriture et d’excrément. »

James Agee, Louons maintenant les grands hommes

 

 
 
 
1.
CE FILM EST NÉ D’UN ENSEMBLE DE HASARDS OBJECTIFS. 1. Jour de l’an 2002 à Gênes. Des Italiens piétinaient devant les distributeurs automatiques. J’ai tiré mes premiers billets de banque de la monnaie unique. Une Europe était soudain là, palpable dans ce rectangle de papier monnaie et pourtant absente, abstraite, virtuelle. 2. Un séjour à Cerbère, quelques semaines plus tard, à la frontière de l’Espagne. Cette gare internationale assure le passage entre la France et l’Espagne. Village mythique au nom d’un gardien de l’Enfer, Cerbère a vu passer les touristes fortunés du début du siècle en attente de leur visa, les cohortes de réfugiés républicains, Walter Benjamin rejoignant Port-Bou de l’autre côté de la montagne. C’est une gare-fantôme désormais qui risque de disparaître prochainement, remplacée par la gare du col de Pertus. Pourtant, même si le poste de douane est abandonné et les guichets de change fermés, on peut voir nombre d’étrangers refoulés en gare de Cerbère. Des Russes, des Roumains souhaitent passer en Espagne. Où vont-ils ? Pourquoi passer de France en Espagne ? Des policiers que seul un brassard noir permet d’identifier délogent de force les étrangers du train. Une réalité de l’immigration apparaît soudain, discrète et féroce. L’écart entre l’instauration d’un territoire européen économique et le trafic humain s’incarne tout à coup. J’ai eu envie de réaliser un film qui prendrait cette réalité frontalière comme toile de fond.
 
 


2.

JE SUIS FRAPPÉ PAR LES SIMILITUDES entre trois villes : Marseille, Gênes, Barcelone. Ne partagent-elles pas le même souci urbanistique : maintenir l’activité du port tout en l’ouvrant à la cité, récupérer le front de mer ? Barcelone a été la ville inspiratrice à cet égard à l’occasion des Jeux Olympiques de 1992 (les chantiers de la Vila Olímpica). Aujourd’hui les aménagements du port de Gênes dus à Renzo Piano et le projet Euroméditerranée à Marseille participent d’un même élan, urbanistique et économique. Mais quel est le lien, à nouveau, entre l’instauration de ces complexes architecturaux et la réalité humaine, culturelle, de telles ouvertures ? Cet écart m’a surpris et inquiété. Il m’a semblé qu’il pouvait offrir la matière riche d’un film.
 


3.

troisfaces04RÉFLÉCHIR UNE FORME, faite de ressemblances (trois villes de la Méditerranée) et de différences (destins et situations politiques contrastés en dépit de l’Europe). Leur étagement en hauteur, l’enclave du port, la répartition des différents quartiers comme autant de cercles, un esprit méditerranéen commun créent les conditions d’une possible confusion. En même temps, ces villes ne laissent pas d’être différentes dans leur histoire et leur autonomie. Marseille n’est pas devenue la capitale de la Provence comme peut l’être Barcelone de la Catalogne. Elles offrent ainsi une sorte de portrait diffracté d’une ville virtuelle. J’appellerai cette forme : Trois faces, qui est aussi le rappel d’un titre d’un très beau film de Jean Epstein (la Glace à trois faces). Le foyer de ce triangle spéculaire est-il Alger ? Le Maghreb est-il son point de fuite ?

 

 
 
 
 
 
4.
J’AIME ARPENTER les villes en filmant, dans une forme qui est proche du journal filmé, les zones retranchées, les arcades et les passages, les quartiers excentrés, les banlieues, les nœuds et les passerelles, les fragments discrets d’une scène générale qui se dérobe facilement sous nos yeux. J’aime écouter des langues étrangères, filmer les habitants de ces villes qui me sont familières. J’aime ces villes pour y avoir vécu ou séjourné. Une part de moi-même guide ce trajet. Journal filmé nouant la déambulation et la réflexion, proche d’un film précédent, le Manteau de Michel Pacha, qui fut ma première démarche documentaire construite. Il me plaît de penser qu’Istanbul en fut le foyer, au moment où l’adhésion de la Turquie à l’Europe pose autant de problèmes. C’est à nouveau cette figure du foyer oriental, au sens optique, que je souhaite revisiter. Trois faces réfléchit trois foyers. Architecture, poésie, droit. Ces foyers seront les points d’aimantation d’un certain nombre d’enquêtes et de rencontres : urbanistes et architectes (décrire leur approche, évoquer leur méthode, observer leur technique), poètes et traducteurs (question de méthode là aussi, et de technique), juristes et membres d’associations d’aides aux étrangers (le souci technique prime là encore). Du plan à l’espace, d’une langue à l’autre, d’un pays à l’autre.

 

 

5.

LA FORME GÉNÉRALE DU FILM ne propose aucun surplomb, plutôt un entrelacs. Je ne sais pas encore ce que la réunion de ces trois points (architecture, poésie, droit), leur triangulation, peut produire. Je me doute que la parole d’un juriste et d’un poète gagnent chacune à se rencontrer, que la question de l’espace et de la langue s’éclairent mutuellement. Mais je ne saurais dire comment exactement. C’est le pari du film. On pourra s’apercevoir que les notes qui suivent traduisent des stades de préparation différents selon les sujets. Cette différence tient à la méthode : longue préparation, improvisation en cours de tournage, élaboration continue, tournage sur de longues périodes de temps. J’ai mêlé dans ces notes des éléments de travail documentaire avec des réflexions plus formelles, à l’enseigne de ce que sera le film lui-même à l’interface entre l’écriture documentaire et le souci de la forme.

 


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J’AI EFFECTUÉ DES REPÉRAGES, lu des ouvrages d’urbanisme, rencontré divers témoins et acteurs. J’écris ce projet, entouré de mes boîtes d’images, de mes livres, de mes cahiers. Boîtes de photographies alignées sur les étagères, marquées des noms de villes : Genova, Barcelona, Marseille. J’entoure de feutre rouge les images choisies sur les planches contact. Je revois au compte-fil ces images. J’ai sous les yeux mes photographies de Barcelone, récentes ou plus anciennes (j’ai suivi comme photographe les chantiers de la Vila Olímpica en 1991-93), de Gênes, de Marseille. Je feuillette mes collections de cartes postales. J’ouvre un cahier. J’écris. Je ne peux m’empêcher d’inscrire à ce stade l’écriture du film dans le film. J’observe mes outils de travail : la caméra Bolex à ressort avec laquelle j’ai tourné une dizaine de films, mes appareils photographiques moyen format, la table de montage 16 et la colleuse. J’écris sur mon clavier ces notes de travail. J’ouvre le logiciel de montage de mon ordinateur. Je recours, discrètement, à la forme de l’autoportrait. Pourquoi ? Sans doute parce que le sujet de ce film tel qu’il se dessine (la formation d’une géographie formée par trois villes de la Méditerranée, le devenir de l’Europe, le passage d’une frontière) renvoie directement aux modes d’écriture du film lui-même, passant d’une ville à l’autre, de l’image au texte, du dedans de l’atelier au dehors de la ville, d’un support (le film argentique) à un autre (la vidéo numérique). J’écris. C’est déjà le film. J’ai filmé Gênes, Marseille, Barcelone en vue de repérages. C’est déjà le film qui a commencé.

 


7.

JE VISITAIS RÉCEMMENT une exposition sur le pétrole. Le problème des énergies nouvelles consiste à passer des énergies fossiles, de masse, comme le pétrole ou le charbon, à des énergies de flux (l’hydraulique ou le solaire). Ce passage d’une énergie de stock à une énergie de flux n’est-il pas propre à notre expérience du monde ? La question des frontières et le devenir de l’Europe ne sont-ils pas aujourd’hui déterminés par l’économie des flux ? Il s’agit moins en effet d’organiser des masses que de réguler des flux de population. Cet équilibre est également au cœur de la production des images, il engage le cinéaste. Le passage de l’argentique au numérique ne relève-t-il pas d’une telle transformation ? En prélevant ces fragments dans différentes villes, en montant ces images et ces sons, en suscitant ces paroles dans différentes langues, je passe du stock au flux. Le film est un circuit économique. Je souhaite à cet égard inscrire la présence de la photographie et du film traditionnel dans Trois faces en regard de la vidéo numérique pour réfléchir dans la forme même du film ce passage du stock au flux.

 


8.

DESTIN D’UNE UTOPIE. La constitution européenne, d’inspiration libérale, n’est pas une utopie, certes. Elle souhaite toutefois promouvoir la paix et garantir la démocratie tout en aidant à la formation d’une identité européenne. J’ai toujours été frappé par le modèle de l’entropie. Comment le vivant, souple et plastique, peut-il en arriver, à l’instar des maladies auto-immunitaires, à se durcir ? Cette Europe construite devant nous ne menace-t-elle pas de durcir ? Comment un ensemble destiné à créer du flux (telle est l’une des ambitions de l’Europe) peut-il finir par générer de la souffrance ? J’aimerais observer le devenir de certains projets utopistes, que ce soient le plan Cerdà d’extension de la ville de Barcelone ou le quartier de Poblenou bâti par des Cabétiens au milieu du XIX° siècle (le communisme cabétien eut une forte influence en Catalogne comme en témoignent les « chœurs ouvriers catalans » fondés par le musicien Clavé). À la manière parfois d’un contre-modèle, la mémoire des utopies reste bruissante dans les projets architecturaux contemporains. Suivons-la.

 


9.

LE PLAN CERDÀ. Suite à la destruction des murailles en 1854, un plan d’extension de la ville de Barcelone a dû être défini. Cerdà, ingénieur des Ponts et Chaussées, effectue pour le ministère des Travaux publics un relevé topographique de tous les chemins et bâtiments existant. Un concours est ouvert en 1859. Le lauréat est Antonio Rovira y Trias qui propose un plan d’extension par cercles concentriques, s’inspirant d’un modèle de croissance, respectant les proportions du corps humain. On y trouve un développement progressif, de façon à ne pas provoquer la chute des valeurs foncières, et une répartition des classes sociales en fonction de la distance avec le centre. Le projet se plie à l’état de la société capitaliste. Annulant les résultats du concours, le Plan d’extension de Cerdà est décidé par ordonnance royale du 7 juin 1859. Pour Cerdà, il s’agit au contraire de modifier, par l’urbanisme, l’état d’une société. Sa ville sera la projection spatiale de la société idéale. La ville doit assurer un maximum d’hygiène publique et faciliter les relations sociales grâce à un système efficace de communication. D’où le choix du damier, régulier et homogène, capable de satisfaire les postulats d’égalité sociale et d’offrir des communications optimales entre deux points. Dans l’esprit des utopistes, Cerdà était persuadé que les bienfaits de l’extension inciteraient les habitants à détruire l’ancienne ville pour adopter son plan d’urbanisation. Ce plan, conçu à la manière d’un labyrinthe, privilégiant les espaces verts et l’équilibre des zones d’ensoleillement, sera progressivement dénaturé pour les profits immobiliers de la bourgeoisie catalane. La Ley de Ensanches fut modifiée en 1876 et 1892, autorisant toutes les entorses au plan de Cerdà, notamment la fermeture des îlots d’habitation.

 

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10.

VOIES ET ÎLOTS. L’îlot est le domaine de la résidence individuelle et familiale ; la voie, celui de la communication. La voie délimite l’îlot en lui donnant une forme carrée de 113 mètres de côté avec quatre pans coupés qui transforment les carrefours en places octogonales plus propices à la circulation. La surface bâtie pouvait occuper seulement deux côtés de l’îlot. L’intimité du foyer était ainsi respectée tout en assurant une bonne ventilation et l’ensoleillement à toute heure de la journée. On sait le sort qu’il advint à ce projet. Le jeu de dominos est volontiers pratiqué à Barcelone, dans les cafés ou au bord de la plage, en prolongement de la Barceloneta, sur le nouveau front de mer. Interjections, cris, insultes ponctuent le jeu, mené avec rapidité. Quatre joueurs autour d’une table. On mélange d’abord les pièces retournées. Chacun prend ses dominos, les pose devant lui en formant un petit rempart. On construit ensuite le serpent de dominos, rapidement, en tapant fort les pièces sur la table. Le jeu est autant dans l’alignement des dominos que dans le rythme percutant des pièces et les cris. Puis on fait les comptes des dominos restants. On ne peut s’empêcher en observant longuement les joueurs, en voyant se dérouler ce serpent de pièces inexorable et renouvelé, au plan d’extension de Cerdà, îlots côte à côte dans la trame rectangulaire et réticulée de son plan.

 


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LE SURPLOMB. En préparant ce film, je manipule de nombreuses images, notamment aériennes. Barcelone se prête volontiers à ce genre d’exercice. Le surplomb exacerbe la régularité du plan Cerdà. Mais on trouve aussi beaucoup d’ouvrages sur Marseille ou Gênes qui multiplient les vues d’avion. Je feuillette un livre de photographies, Genova in volo : alternent quartiers résidentiels, barres d’immeubles, quartier historique, littoral, extension quadrangulaire. La ville se laisse dessiner dans le fouillis de sa géométrie méticuleuse. On peut s’interroger aujourd’hui sur le succès grandissant de la vue aérienne. Que l’on pense au succès des livres de Yann-Arthus Bertrand (la Terre vue du ciel). Notre fascination est ancienne, certes. Il suffit de penser à l’engouement du peintre russe suprématiste Malevitch pour les photographies aériennes de la Première Guerre mondiale ou à la méprise du paysan qui ne reconnaît plus ses champs depuis l’avion des républicains dans la scène magnifique du film de Malraux, l’Espoir. Aujourd’hui, en prenant un taxi dont la conduite est assistée par GPS, nous passons sans cesse du local (la rue proche, présente sous nos yeux) au général (le point du véhicule sur l’écran, vu par satellite). Nous sommes des points sur un territoire dont les flux sont contrôlés par satellite. Pour un cinéaste, filmer la ville suppose d’interroger ce passage du local au général. Comment passer de l’échelle du diagramme à celle du voisinage, sans perdre pour autant la mémoire de l’ensemble ? Comment passer du plan à l’espace ? Cette question concerne également les architectes. Comment inventer des proximités, des zones de passage à l’échelle de la mondialisation ? J’aimerais rencontrer des étudiants d’architecture, notamment à la faculté d'architecture de Gênes, pour établir un dialogue sur ces points. Car cette question oblige le cinéaste. On se souvient de la figure classique de la caméra survolant la ville et finissant par entrer dans un appartement par la fenêtre, comme par effraction. Ce passage du dehors au dedans, du plan au local, est au cœur de Trois faces.

 

12.

FACULTÉ D’ARCHITECTURE À GÊNES. Ce n'est que depuis 1990 qu'elle occupe sa place actuelle, située sur la colline de Castello, centre historique de Gênes. La nouvelle Faculté a été réalisée sur les ruines de monastères anciens. En montant la ruelle, on découvre ce bâtiment abrupt. Au sommet, une terrasse surplombe le port, véritable studio pour notre film. Ce lieu sera l’occasion de rencontres avec les étudiants d’architecture autour des points suivants : la question du panorama, les points d’observation dans la ville (promontoires, belvédères), l’apport des techniques numériques pour des architectes aujourd’hui. Nous commenterons un plan de Gênes. Nous visiterons le port. Nous filmerons, en silence, les étudiants d’architecture au travail.

 

13.

CIUTAT BADIA. Quartier construit à la fin des années soixante par l’architecte Ricardo Piqueras Suárez dans la banlieue de Barcelone. Vues du ciel, les constructions affectent la forme de l’Espagne. Manière d’inscrire, du point de vue du maître (nous sommes sous la dictature franquiste), l’Espagne dans la Catalogne. Les Catalans vivent en Espagne. La preuve ? La forme du pays est inscrite à même l’architecture. Idéologie franquiste lisible dans le surplomb. L’architecte s’est défendu de toute intention politique. Il s’agissait seulement de suivre la forme du terrain. « Que Citutat Badia tenga el perfil del mapa de España es una casualidad, consecuencia de la orografia del terreno originario », dit-il. Les noms des rues indiquent bien pourtant le modèle qui inspira le tracé : av/ del Cantábrico, c/ de Burgos, c/ de La Mancha… Nous irons visiter ce quartier au nord de Barcelone. Qu’en est-il aujourd’hui de cette mémoire ?

 

14.
TORRE BARRÒ. J’avais longuement photographié ce quartier au nord de Barcelone, coincé entre barres d’immeubles et autoroutes. Quartier à flanc de colline dont la plupart des maisons sont auto-construites. Torre Barò avait fortement intéressé les urbanistes à la fin des années soixante-dix. Loin de vouloir raser ce quartier pour construire un ensemble jugé plus salubre, les urbanistes avaient préféré intervenir discrètement et tracer un ensemble de voies et de passages entre les habitations sans modifier leur construction. J’étais allé en 1993 photographier ce quartier. Les habitants réclamaient alors une station de métro : sur un mur, des enfants avaient dessiné les panneaux et les sigles de la station souhaitée. Depuis, le métro existe. Qu’est devenu ce quartier ? Qu’en est-il de ces constructions ? Nous irons visiter Torre Barò.



15.
MOHOLY-NAGY À MARSEILLE. L’artiste hongrois, László Moholy-Nagy, fera un voyage à Marseille en 1929. Il y tournera un très beau film, hanté par la présence magnétique du pont transbordeur, Marseille Vieux-Port, mais aussi par les infirmes, les éclopés, les mendiants qui vivent dans les rues. On ne peut qu’être saisi, en voyant ce film, par la noirceur de la ville. Sombre, misérable, contrastée. En témoignent ces notes de l’artiste, écrites vers 1929 : « Il fait tellement chaud que l’on a l’impression que même les routes vont fondre. Pourtant, la foule défile sans cesse sur la large avenue de la Canebière. Les tramways sonnent, les voitures se sont accumulées ; au milieu, un convoi funéraire descend lentement vers le vieux port. Six femmes portent le cercueil. Des fleurs artificielles et des objets sacrés ornent le convoi funéraire. Dans des vêtements noirs, les gens en deuil se frayent un chemin dans la circulation dense sous le soleil brûlant. Les Marseillais ne sont pas beaux. Presque tous ont des marques sur le visage. Aux mains, près de l’oreille ou des yeux, la plupart arborent une cicatrice qui témoigne d’un conflit passé. » Quelques années plus tard, en 1933, le même Moholy-Nagy se retrouve sur le bateau en croisière pour Athènes lors du quatrième congrès du CIAM (Congrès international d’architecture moderne) où seront définis les grands principes de l’architecture moderne. Le Corbusier en publiera sa version sous le titre célèbre de la Charte d’Athènes. On peut voir, dans le film de Moholy-Nagy, Architektur Kongress 1933, Le Corbusier et Fernand Léger discutant sur le pont du navire, les flancs creusés dans la roche du passage de Corinthe, l’ambiance à la fois festive et studieuse du congrès sous la lumière contrastée et violente de la Méditerranée.

 
 

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UN BALCON SUR LA MER. Euroméditerranée. Ce projet urbanistique marseillais vise à réhabiliter et à façonner le front de mer, du fort Saint-Jean au quartier Arenc, en passant par la Joliette, Saint-Charles et la Belle-de-Mai. « Opération géostratégique à la fois urbaine, économique, sociale et culturelle destinée à transformer cette ville historique en métropole d’interface entre les marchés en croissance de l’Europe du sud et de la Méditerranée », elle se définit comme un « accélérateur de métropole ». Ce grand chantier, inspiré des travaux urbanistiques de Gênes et Barcelone, vise à doter Marseille d’une façade sur la mer qui maintienne l’activité du port. Désenclaver le quartier du Panier, reculer l’arrivée de l’autoroute dans le centre ville, articuler le Vieux Port et le port annexe, inclure la présence du port dans la ville, dissimuler les voies. Le modèle économique qui sous-tend Euroméditerranée, son « esprit d’entreprise », s’accompagne d’un souci d’ordre social : « préserver la mixité sociale » est aussi l’un de ses objectifs. Notre propos, bien évidemment, n’est pas d’enquêter sur ce projet (ce serait l’objet d’un autre film) mais nous nous attacherons à inscrire la réalité des chantiers dans notre déambulation phocéenne, derrière la Joliette, autour de la Porte d’Aix. Nous pourrons rencontrer éventuellement certains des acteurs du projet, notamment l’architecte Rudy Ricciotti, lauréat du concours international d'architecture lancé pour la réalisation du nouveau Musée national des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée qui a dessiné le projet de ce musée, relié au fort Saint-Jean par une longue passerelle.

 

17.

LA FORME DE LA MOSAÏQUE. Le vocable trencadis est un mot catalan pour un type de mosaïque : assemblage de carreaux de céramique cassés, de tuiles, de morceaux de verre, de rebuts divers. L'architecte Gaudí a usé de cette technique sur plusieurs de ses projets, notamment (c’est le plus célèbre) au park Güell de Barcelone, allant jusqu’à utiliser des fragments de bouteilles de verre coloré ou les morceaux d’une poupée de porcelaine brisée. Difficile désormais de ne pas associer Barcelone aux mosaïques ondulées du banc du park Güell. La proximité de cette technique avec celle du collage est frappante. Sans doute Trois faces, pour restituer les ressemblances et les différences de trois villes en miroir, empruntera-t-elle sa technique à celle de la mosaïque. Il ne s’agit pas de proposer une vue surplombante de Barcelone, Gênes et Marseille mais de dessiner au contraire les entrelacs tracés par leurs écarts. Ce film comportera un nombre élevé, excessif, de plans brefs, de vues isolées, fragmentées, de gros plans, en vue de la composition d’une trame polyphonique, voire kaléidoscopique.

 

18.

ivesHOMMAGE À CHARLES IVES. On connaît le souvenir d’enfance du compositeur américain, Charles Ives. Placé à un carrefour un jour de fête, il entend l’arrivée simultanée de plusieurs fanfares. Effet polyphonique, voire cacophonique, qui marqua profondément le musicien puisque l’on retrouve cet effet dans plusieurs de ses œuvres (pensons à sa Symphonie n°3 et à Holiday Symphony). Cette expérience nous est familière à Barcelone. Se déplacer revient à convoquer et à superposer des ambiances sonores différentes. Mais n’est-ce pas aussi le propre de notre film de convoquer trois villes à la fois, de superposer des ambiances, de raccorder une avenue de Barcelone avec une ruelle de Marseille, de bruiter une place de Gênes avec une ambiance enregistrée à Marseille, de superposer le plan de Gênes sur celui de Barcelone, de créer des confusions et des heurts ? On trouve une pièce radiophonique de John Cage, magnifique à cet égard, Roaratorio. Cage a dressé une liste de toutes les occurrences sonores qui apparaissent dans l’œuvre de Joyce, Finnegans Wake. Il a confié l’enregistrement de ces sons à divers assistants pour disposer ensuite, aléatoirement, cette riche matière sonore, créant des mélanges et des rapprochements inouïs. Tapisserie sonore qui fait advenir, dans la multiplicité, une certaine épaisseur du monde. Nous écoutons souvent cette œuvre avec Jean-François Priester, opérateur du son avec qui je travaille depuis de nombreuses années. Trois faces : un film américain ?

 

19.

DEUX LANGUES. On parle deux langues en Catalogne : le catalan et le castillan. Le catalan fut interdit sus le franquisme. Langue minoritaire, il est devenu l’idiome officiel de la Catalogne. Paraissent régulièrement dans les journaux des études et statistiques sur les usages respectifs des deux langues. Cette situation bilingue me trouble. Comment passe-t-on d’une langue à l’autre ? Quelle est la frontière, culturelle et sociale, qui se dessine entre ces deux langues ? Nous rencontrerons deux catégories d’interlocuteurs : des traducteurs dont le métier consiste à passer d’une langue à l’autre, des poètes pour qui la tâche revient à faire de leur propre langue une langue étrangère.

 

20.

JOSEP-VICENç FOIX. Poète catalan (1893-1987) dont les premiers livres Gertrudis et KRTU, d’inspiration surréaliste, offrent des tableaux pleins d’énigmes et d’images. Foix invente une manière de langue catalane, archaïque et faussement médiévale. Peut-on retrouver Barcelone en filigrane dans les œuvres du poète ? « Perquè l’home que ven fruits secs sota els porxos de la plaça s’ha posat un casquet turc, vermell, homes i infants del meu poble han adoptat el cobrecaps exòtic, i dones i donzelles han ornat llurs cabells amb roselles enceses. Del matí al vespre, la marea roja submergeix els vells carrerons, fins ara reialme dels fantasmes, i s’estén pel raval, on sojorna el ferrer de les dues testes » (Parce que l’homme qui vend des fruits secs sous les porches de la place s’est affublé d’un fez turc, rouge, hommes et enfants de mon village ont adopté le couvre-chef exotique, et femmes et jeunes filles ont orné leurs cheveux de coquelicots flamboyants. Du matin au soir, la marée rouge submerge les vieilles ruelles, jusque-là royaume des fantômes, et s’étend sur la banlieue où séjourne le forgeron à deux têtes.) Il est possible de retrouver Barcelone dans le surgissement des prénoms féminins qui parcourent son œuvre. Je cite : Gertrudis, Sibília, Lluïsa, Ofèlia, Virgínia, Laura, Julieta, Amèlia, Pepa, Francesca, Marta, Palmira, Pilar, Emília, Elvira, Constança, Antoneta, Sumpta, Matilde, Enriqueta, Josefina, Marcel.la, Filomena, Camil.la, Suleica, Lídia, Úrsula, Remei, Dèlia, Agnès, Hermínia, Sílvia, Balbina, Eugènia, Sofia, Natàlia, Júlia, Elisa, Carmeta…

 

21.

DISSOCIATION. Si l’expérience du bilinguisme ou de la traduction exacerbe le sentiment d’un écart, l’expérience poétique peut également nous faire entendre notre propre langue comme étrangère. La division est cette fois-ci interne. Elle trouvera à s’exercer au cours du film dans les effets de désynchronisme. Nous éviterons en règle générale l’entretien en son direct au profit de tous les écarts possibles entre son et image. Lecture, déchiffrement, traduction, performance de poésie sonore, commentaire d’un plan d’urbanisme, improvisation verbale seront les occasions de cette mise à l’épreuve de la dissociation. Ce travail m’est familier. J’ai très souvent tourné en muet et procédé à la création d’une bande sonore a posteriori, à la table de montage, en imaginant quels sons pouvaient relever le défi des images. Les rares fois où j’ai tourné avec le son, ce fut pour filmer des musiciens, des interprètes, des modèles dans des situations de performance. Dans le film, le Singe de la lumière, je faisais lire des modèles qui écoutaient au casque leur propre voix avec un très léger retard. Leur parole s’en trouvait balbutiante, produisant une sorte de bégaiement drolatique. Je souhaite à nouveau, à travers certains dispositifs, explorer ce trouble. Que le son et l’image coïncident relève pour moi d’un tour de force. La parole synchrone, en un sens, reste un terme, une fin, et non un point de départ. Elle est une visée, voire une butée. Je soumettrai cette proposition à des poètes comme base de travail ou d’improvisation. Nous proposerons aux différents modèles de ce film, poètes, architectes, étudiants, d’être enregistrés chez eux ou dans leur espace de travail. Maisons, bibliothèques, ateliers, bureaux, faculté. Les lieux privés ou de travail sont les chambres d’écho de la ville, ses conques, ses coquilles bruissantes.

 

22.

LA TÂCHE DU TRADUCTEUR. L’écrivain allemand Walter Benjamin est à Marseille dans les mêmes années que Moholy-Nagy. Le sortilège de la ville est lié pour lui à l’expérience du haschich, relatée dans un premier texte en date du 29 septembre 1928 dont les éléments seront repris par la suite dans un récit plus construit, Myslowice – Braunschweig – Marseille. « Pour approcher de plus près l’énigme du bonheur de l’ivresse, on doit encore une fois songer au fil d’Ariane. Quel plaisir dans ce simple acte : dérouler une pelote », écrit-il. Ce récit troublant, autour d’un mot de passe oublié, nous conduit dans la ville au gré d’une dérive hallucinatoire, « avec la même assurance qu’on a pour s’entendre à remplir, dans un état de profonde fatigue, un verre d’eau exactement à ras bord sans qu’aucune goutte ne déborde, ce que frais et dispos on n’arrive jamais à faire ». Le trouble du narrateur naît d’allitérations successives où opère le charme de la langue étrangère. Il cite Kraus : « Plus on considère un mot de près, plus il vous regarde de loin. » C’est en 1923 que Benjamin publie son essai, la Tâche du traducteur. La traduction ne vise pas une conformité entre les langues, dit-il, mais le noyau du langage pur qui réunit les langues au-delà de leurs différences. Difficile de s’accorder exactement sur ce terme, proche en un sens d’une Révélation. « La traduction, cependant, ne se voit pas, comme l’œuvre littéraire, pour ainsi dire plongée au cour de la forêt alpestre de la langue ; elle se tient hors de cette forêt ; face à elle, et, sans y pénétrer, y fait résonner l’original, au seul endroit chaque fois où elle peut faire entendre l’écho d’une œuvre écrite dans une langue étrangère ». Il est troublant aujourd’hui, en se promenant entre Port-Bou et Cerbère sur ces lieux de montagne où passent encore les clandestins, de penser à Benjamin qui s’est suicidé ici en 1940. Un lien ténu et fragile se dessine entre traduction et frontière. « Racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue étrangère, libérer en le transposant le pur langage captif dans l’œuvre, telle est la tâche du traducteur ». À Cerbère se trouve l’Hôtel du Belvédère où j’ai déjà tourné quelques séquences. Une brume marine persistante recouvrait la terrasse et les voies ferrées d’un nimbe doré. Cet hôtel offre une double façade : sur la mer Méditerranée d’un côté, en surplomb de la voie ferrée de l’autre. Abandonné depuis longtemps, il a vu passer nombre de témoins d’une Histoire violente. Conçu sur le modèle d’un paquebot, un toit-terrasse surplombe la baie. Hôtel, boîte noire, studio de cinéma, à l’interface entre la Méditerranée et l’Histoire.

 

23.

ESTER XARGAY est poète. Née en Catalogne, elle a passé son enfance à Bourges, en France, avant d’étudier et de vivre à Barcelone. Elle écrit en catalan. Elle parle le français avec un fort accent, lui ai-je dit lors de notre première rencontre. « Je parle catalan avec l’accent français », m’a-t-elle répondu en riant. Français, catalan. Ce double signe est-il la raison secrète de ce très beau poème, Cel.la de Sorra, que je lui avais entendue lire lors d’un hommage à Raymond Roussel ? Écrit en catalan avec des mots d’origine arabe, le poème finit par provoquer un trouble profond. Est-ce aussi la raison pour laquelle Ester Xargay explore la poésie visuelle et les performances en relation avec la vidéo ? La langue se divise. « Nous ne parlons qu’une seule langue, et elle ne nous appartient pas », écrit Jacques Derrida. J’ai proposé à Ester de réciter ce poème, Cel.la de Sorra.

 


24.
ezra_poundNOSTALGIE DE L’IDÉOGRAMME. Le poète américain Ezra Pound a longtemps vécu à Rapallo, village situé à cinquante kilomètres au sud de Gênes. On connaît l’importance active, dynamique, de la traduction pour Pound. Le poète doit sortir de l’horizon de sa langue, apprendre au contact des autres langues en transposant des rythmes et des procédés prosodiques. C’est ainsi que Pound traduit Properce, Cavalcanti, les troubadours, Confucius. La tâche de la traduction participe pour lui d’un vœu de rafraîchissement de la tradition poétique. « Toutes les époques sont contemporaines », écrit-il. Le poète doit tendre à renouveler les procédés, quitte à s’inspirer de modèles lointains. On sait l’intérêt du poète pour l’écriture chinoise. L’idéogramme est devenu à ses yeux un modèle poétique qui offre la possibilité de juxtaposer des faits concrets, par mimétisme, en vue d’obtenir une expression vive selon un processus proche de la perception visuelle, voire du cinéma. L’idéogramme présente, dit-il, une image des faits saisie sur le vif et restitue la succession naturelle de la perception. « Lire le chinois, ce n’est pas jongler avec des concepts, mais observer les choses accomplir leur destin. » L’Orient est-il notre foyer poétique ? Le cinéma, une chimère poétique ? En 1926, le poète génois Eugenio Montale, né en 1896, rencontra Ezra Pound. Je lis et relis le premier recueil de Montale, Ossi di Sepia, paru en 1925. En hiver, à Rapallo, au bord des rochers et de la mer, parmi les villas mauresques, les citronniers sont émaillés de boules jaunes, dorées : des citrons. J’ai filmé leur couleur éclatante. Écoutons I limoni.


Ma l’illusione manca e ci riporta il tempo
nelle città rumorose dove l’azzurro si mostra
soltanto a pezzi, in alto, tra le cimase.
La pioggia stanca la terra, di poi ; s’affolta
il tedio dell’inverno sulle case,
la luce si fa avara — amara l’anima.
Quando un giorno da un malchiuso portone
tra gli alberi di una corte
ci si monstrano i gialli dei limoni ;
e il gelo del cuoresi sfa,
e in petto ci scrosciano
le loro canzoni
le trombe d’oro della solarità.

 
 

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25.

VISITE À ARNAU PONS. Descendre à Peu del Funicular. Colline au-dessus de Barcelone. Les maisons sont étagées au milieu des pins. Ici vit Arnau Pons, poète, né à Felanitx, à Mallorca. Auteur de plusieurs recueils de poèmes, il s’est retiré du monde éditorial, comme en témoigne le choix de cette maison à flanc de colline. Il publie peu, fait circuler ses textes à la manière d’une correspondance privée. « Finalment, m’he acostumat a imprimir els meus textos i a oferir-los d’una manera circumstancial sempre que m’he trobat amb una persona que em pensava que podria estar-ne interessada — quasi com si visqués en una dictadura, clandestinament. És això una revolució ? » (Finalement, j’ai pris l’habitude d’imprimer moi-même mes textes et de les offrir au gré des circonstances, lorsque je rencontre quelqu’un qui me paraît pouvoir s’y intéresser — presque comme si je vivais sous une dictature, clandestinement. Est-ce pour vous une révolution ?) Il traduit beaucoup. Après avoir traduit en catalan (Celan, Blanchot, Dupin, Luiza Neto Jorge), il traduit désormais davantage en castillan. « Quel est le destin d’une langue minoritaire ? » demande-t-il. « N’est-elle pas dans sa défaite ? » Il parle un français parfait, très riche. Il s’est éloigné de ses positions catalanistes, ressentant une situation d’enfermement. « Un sempre pot traspassar la línia de separació per deixar una pedra a l’altra banda o fer-hi un sot ; de vegades, no pas sempre, serà la raresa d’una paraula díscola que ha vingut d’un altre lloc per fer-se sentir. » (On peut toujours franchir une ligne de séparation pour déposer de l’autre côté une pierre ou y creuser un trou ; quelquefois, pas toujours, ce sera la rareté d’un mot rebelle, venu d’ailleurs pour se faire entendre.) Arnau s’est converti il y a quelques années au judaïsme, renouant par ce geste avec une tradition de Majorquins d’origine juive. L’identité se déplace à travers les pays, les apparences, les langues. Arnau Pons est d’accord pour en parler avec nous dans sa maison à flanc de coteau, navire échoué au sommet d’une colline, bourré de livres et de manuscrits. Sa position est éminemment singulière, abrupte. Sa maison, à la fois à Barcelone et hors de Barcelone, est à l’image de son défi. « Pel seu tret diferencial i resistent, l’escriptor català, com a portador d’una llengua en amenaça, haurà pogut immiscuir-se dins de la fosca màquia de la cultura castellana que l’envolta. Em voldria poder adscriure a aquest acte residual, sempre que sigui solitari i contradictor. » (Différentiel et résistant, l’écrivain catalan, porteur d’une langue menacée, peut s’immiscer dans le sombre maquis de la culture espagnole qui l’encercle. J’aimerais pouvoir adhérer à ce geste résiduel, mais à condition qu’il soit solitaire et contradicteur.)

 

26.

PROMENADE A MARSEILLE. Au cours de repérages à Marseille, au quartier des Arnavaux, vers six heures de l’après-midi, nous sommes passés, Jean-François et moi, devant un centre d’hébergement pour sans domicile fixe. Des hommes, pour la plupart, hâves, hirsutes, traînant avec eux des chariots de fortune, des cartons dépliés, des sacs de plastique froissés, rejoignaient le centre par les rues voisines ou attendaient déjà, à l’entrée, l’ouverture des portes. Nous n’avons pu qu’être saisis par leur regard vide, calme et sans violence, leurs visages impassibles, hébétés. Nous sommes à quelques centaines de mètres de la Joliette. Nous venions de quitter les chantiers d’Euroméditerranée. Depuis une passerelle au-dessus de la gare d’Arenc, nous avions filmé un panorama de quatre voies, de rails, de piliers et de ponts de béton (peu avant dans la journée, près de la Major, j’avais longuement filmé des sans domicile fixe sous l’autoroute du Littoral, déplaçant longuement leurs affaires). En voyant ces hommes, fantômes d’eux-mêmes, il n’est pas tout à fait déplacé de retrouver en nous la mémoire des camps de la Seconde Guerre mondiale. Ce sont des survivants, des morts vivants. La frontière n’est pas seulement une ligne entre les pays, entre les territoires, elle dessine aussi, de manière plus secrète, invisible, en filigrane, avec toutefois une violence inouïe, un trait de séparation à l’intérieur même de la ville. Car ce centre d’hébergement, fermé dans la journée, est à la fois visible (il est connu, il est près du centre ville, quoique nous n’ayons aucune raison de passer devant) et invisible (sinon le défilé progressif et dense de ces hommes à cette heure-là). Visible et invisible. La question du droit des étrangers et du passage des frontières engage celle de la visibilité et de l’invisibilité. C’est à ce titre qu’elle concerne Trois faces. Je ne cherche pas à forcer une part du visible. Je n’ai aucun goût d’esthète à filmer les pauvres, ni le souci d’une volonté sociale affichée. M’intéresse en revanche, comme cinéaste, le passage, l’aller-retour entre le visible et l’invisible. Au moment où j’écris ces notes, les journaux nous montrent l’image des prisonniers irakiens maltraités par les militaires américains et anglais. Violentés une première fois et profanés ensuite aux yeux du monde par la diffusion de leur image. Comment rendre visible sans profaner ?

 

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trois_faces_-_09CENTRES DE RÉTENTION. L’Europe s’est dotée d’un certain nombre de camps fermés pour réguler les déplacements des étrangers sur son territoire. On distingue (je reprends ici la synthèse présentée au colloque migreurop de Bruxelles en 2003) : les camps d’attente, situés en général à proximité des zones frontalières (aéroport, port, gare), où les personnes sont détenues dans l’attente d’un examen de leur situation et d’une éventuelle admission ; les camps de détention pour des personnes déjà entrées sur le territoire ; les camps d’éloignement où les personnes sont détenues en vue de leur expulsion (centres de rétention en France). On connaît l’existence de ces centres de rétention destinés à retenir les étrangers sous le coup d’une mesure d’éloignement du territoire, qu’elle soit administrative ou judiciaire. La France vient de porter récemment la durée de rétention de 12 à 32 jours. Ces centres de rétention, au nombre de 19 en France, sont peu ou mal connus. Nous sommes passés devant un entrepôt avec Jean-François lors de nos repérages au Port autonome de Marseille : le centre de rétention d’Arenc. Ces centres sont soustraits à toute visibilité. Aucun journaliste n’est autorisé à y pénétrer. Seule l’association œcuménique, la Cimade, est autorisée à être présente sur les lieux (depuis 1984) pour une mission d’accompagnement social et juridique. 40 à 60% des étrangers seulement passant dans les centres de rétention sont reconduits aux frontières. Que deviennent ceux qui finissent par être libérés ? Que deviennent-ils ? Des clandestins ?

 

28.

« QUI TÉMOIGNERA POUR LE TÉMOIN ? » (Paul Celan) Nous rencontrerons les membres de l’association la Cimade travaillant sur Marseille. Ce premier contact nous permettra, de proche en proche, de rencontrer d’autres personnes, d’autres témoins. J’aimerais évoquer avec les membres de cette association la nature de leur travail, les problèmes juridiques, les possibilités et les entraves rencontrés. Je suis intéressé par l’aspect technique de leur engagement et leur situation singulière d’être les uniques témoins d’une scène soustraite au regard, dérobée. De nombreux rapports ont déjà souligné les conditions vétuste de détention : saleté, promiscuité, violences ordinaires. Quelle est la face obscure de cette invisibilité ? Ne s’agit-il pas également de dissimuler nos propres contradictions ? J’évoquerai le devenir de ces centres. « Une logique industrielle d’éloignement menace-t-elle l’Europe ? » Nous ne chercherons pas à filmer les lieux. Ils resteront fermés, clos. Nous montrerons précisément, cela, leur soustraction à toute visibilité. Rencontres, témoignages, enregistrement sonores seront accompagnés de portraits filmés, silencieux.

 
 

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29.

TRAJETS, PARCOURS. Train de Casella au-dessus de Gênes, petite micheline rouge traversant la montagne. Funiculaire de Tibidabo, montant l’à-pic de la colline pour rejoindre le parc d’attractions populaire de Barcelone. Téléphérique de Montjuich qui surplombe le port de Barcelone. Train de Marseille à Miramas qui traverse des tunnels creusés dans la roche et découvre au fur et à mesure de son périple les criques en surplomb de Niolon et La Redonne. Ces lignes désuètes, ces machines surannées, ces trajets quelque peu discrets, renvoient à une part d’enfance. Plaisir touristique du panorama et du belvédère. Émerveillement de l’excursion. Arpentage de la campagne proche. Ces images seront le contrepoint aux témoignages et récits tirés des centres de rétention à la manière d’un envers teinté de nostalgie et d’enfance.

 

30.

QUESTIONS DE CINÉMA. En empruntant le titre de ce projet à celui du film de Jean Epstein, je rends bien sûr hommage au cinéaste et à l’avant-garde. Ce n’est pas un hasard. Les questions posées par ce film relèvent expressément du cinéma. Comment voir ? Comment un architecte peut-il visualiser un plan ? Comment un traducteur éprouve-t-il la frontière entre deux langues ? Comment un poète finit-il par se rendre étranger à sa propre langue ? Comment voir ce qui est soustrait au regard ? Trois faces est une machine optique, au sens propre et figuré.


Paris, mai 2004
 
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