Fragments pour un film imaginaire

 

LE FILM ET SON HYPOTHÈSE

 

HYPOTHÈSE POÉTIQUE. En 1919, l’écrivain Jules Romains propose une théorie de la vision paroptique (ou extra-rétinienne) selon laquelle le tégument contiendrait des cellules optiques qui permettent de voir avec la peau. Il s’est livré pour confirmer ses conjectures à des expériences qui rappellent les séances magnétiques. Le sujet est muni d’un bandeau opaque et doit déchiffrer les titres des journaux, des papiers de couleur, des cartes à jouer. Son disciple, le philosophe René Maublanc, poursuivit ses travaux en compagnie de Leila Holterhoff, musicienne américaine aveugle, et des poètes du Grand Jeu (René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vailland). On peut lire le récit de leurs séances paroptiques comme un traité de cinéma mental ou psychique. En 1920, l’ingénieur russe Léon Thérémine invente l’instrument du même nom qui produit des sons électroniques par le jeu des mains de l’interprète sans contact direct avec l’appareil. Vision paroptique et thérémine offrent deux modes de dématérialisation — l’une, extra-rétinienne, présuppose une sensorialité excentrique ou métapsychique ; la seconde est basée sur les ondes électromagnétiques et le registre de l’invisible. Soit, à titre d’allégorie, les deux pôles d’un cinéma imaginaire affranchi de son socle traditionnel.

EN PUISSANCE. Tel est le point de départ du film-installation, Fragments pour un film imaginaire, présenté à la Filmoteca de Catalunya de Barcelone dans l’exposition Cinema paper du 28 septembre 2023 au 28 janvier 2024. Fidèle à l’imagerie prodigieuse des scènes de magnétisme (modèles aux yeux bandés, objets mystérieux, poses de somnambule), j’ai reconstitué dans le décor d’un atelier les séances paroptiques décrites par Jules Romains et les concerts de thérémine, en m’inspirant notamment des photographies tirées des archives de René Maublanc. Au-delà de l’imagerie représentée, j’ai souhaité, pour parfaire l’hypothèse du cinéma imaginaire, préserver le caractère potentiel du film lui-même. Je tenais à conserver le caractère ouvert, en suspens, du matériau, tourné en 16 mm, en l’exposant comme une série de rushes, sur double écran, avec ses reprises, ses voiles de lumière, ses sautes, ses intermittences, ses raccords abrupts. Les plans sont montés dans leur longueur. Le film est laissé à l’état inchoatif, fort de ses possibles, ménageant des intervalles, des espacements, des passages musicalisés ou bruités alternant avec des plages de silence, comme un tissu lacunaire, déchiré. L’ordre des chapitres peut sembler aléatoire ou arbitraire, permettant au spectateur d’effectuer son propre montage. À la manière d’un lancer de dés, accusé par la projection en boucle, l’installation offre l’un des modes d’existence possibles du film, lui-même susceptible de nouveaux calculs. Le film est en puissance.

DE LA MAGIE. S’ils enthousiasmèrent les poètes du Grand Jeu, les travaux de Jules Romains ne connurent pas de grande postérité. On en trouve des échos tardifs chez une écrivaine, spécialiste du surréalisme, Yvonne Duplessis, qui mena des recherches sur la perception dermo-optique dans les années 1970. Son hypothèse n’est pas basée sur la présence de cellules optiques dans le tégument, contrairement à Romains, mais sur la capacité de notre peau à sentir le rayonnement thermique des couleurs. Elle se livra à de nombreuses expériences en isolant ses modèles derrière un rideau noir, leurs mains passant au travers d’un tissu opaque pour éprouver par les seules radiations les couleurs d’un jeu de cartes. D’où la présence dans le film du thème de la couleur à travers le disque de Newton, le dépli des nuanciers, les illustrations tirées des livres de Chevreul, les papiers colorés. J’ai eu la chance de tourner à Montreuil dans l’atelier de son petit-fils, Olivier Peyroux, où se trouvent encore le bureau d’Yvonne Duplessis, ses archives, ses machines. Quelle ne fut pas ma surprise de retrouver le coffret construit par Jules Romains pour ses expériences (il apparaît sur les images de René Daumal ou de Roger Vailland), et de pouvoir l’utiliser dans le film. Je suis très sensible à l’aura magique des objets, doués de patine, chargés de mémoire et d’épaisseur temporelle, quasi reliques. Il en est ainsi des éditions originales des livres de Jean Epstein, Paul Nougé ou Abel Gance qui apparaissent à l’écran sur une table de travail. Le film est parsemé de citations discrètes. Le choix des interprètes pour les séances paroptiques participe de ce jeu d’échos. Ce sont des artistes ou des cinéastes, liés à la scène expérimentale, qui ont accepté de se prêter à l’aventure en formant un cénacle amical. Leurs œuvres ou préoccupations personnelles traversent le film en filigrane : Noah Teichner et le double écran de son film Navigators, Isabelle Cornaro et les cristaux colorés de ses installations, les programmations expérimentales de Stefano Miraglia et de Boris Monneau. Si la vision paroptique relève de l’expérience individuelle, au même titre que le kinétoscope d’Edison, elle est partagée ici au sein d’une communauté ou d’un club, comme elle le fut pour les poètes du Grand Jeu. Citations également des films de Germaine Dulac, Marie Menken ou Mary Ellen Bute par la présence de glaces et de reflets, l’usage du prisme et du kaléidoscope, le scintillement des images.

POUR UN CINÉMA ÉLÉMENTAIRE. En conservant la longueur des plans et les voiles de lumière, en juxtaposant les plans de façon rhapsodique comme une série de saynètes, le film hésite entre la promesse du film à venir et la mélancolie de la ruine. Que voyons-nous : les rushes d’un film susceptible de prendre forme ou les pièces détachées d’une œuvre inachevée, lacunaire ? Chaque plan du film semble clos sur lui-même, à la manière d’un plan premier, divisible par un ou par lui-même. J’ai toujours été attiré par les formes élémentaires. Goût pour les abécédaires, les imagiers, les illustrations des dictionnaires ou des encyclopédies. Cette passion a pris un curieux tour avec l’usage du double écran qui renvoie à la vision binoculaire, au couplage des deux projecteurs qui fut longtemps la norme dans les cabines de cinéma pour passer d’une bobine à l’autre, mais aussi à la méthode comparative en histoire de l’art, en l’occurence ici entre vision paroptique et thérémine. Mais le double écran a surtout le mérite de libérer le montage. L’œil du spectateur établit les liens, les relations, choisit où poser son regard. L’axe temporel, qui gouverne la logique du montage classique, tendu vers des points de résolution dramatique ou formelle, est brisé au profit d’une dissémination qui altère le sens des durées. Difficile d’imposer des longueurs lorsque le regard est libre de circuler. Cet effet combinatoire est accentué par la bande sonore qui alterne des grésillements, un Nocturne de Chopin au piano et au thérémine et une composition inédite de François Salès, Lost in Theremine. Capter le spectateur, comme on recherche une station sur un transistor.

Paris, septembre 2023

 

Relations dobjets

 

COMMENTAIRE

En 1978, le cinéaste Raúl Ruiz publie dans les Cahiers du cinéma un article théorique, volontiers spéculatif, sur “Les relations d’objets au cinéma”. “Quelle est l’histoire secrète que nous racontent les objets dans un film ?”, s’interroge-t-il.

Le sujet lui est familier. On ne peut qu’être frappé en effet par l’étrange tension qui s’exerce dans ses films entre l’énigme des objets et leur fonction narrative.

Un fume-cigarette, une cafetière, un glaçon, une sphère blanche… L’attention du spectateur est rapidement détournée du dialogue pour observer la présence insolite des objets qui semblent mener entre eux une conversation.

Si les objets répondent parfois aux caprices de l’intrigue, ils tendent le plus souvent à exister pour eux-mêmes et se métamorphosent de façon continue dans un monde régi par l’art de la combinatoire.

En se combinant, en se transformant, les objets forment des listes qui peuvent être lues en différents sens, latéralement et verticalement, de haut en bas comme de gauche à droite, ou inversement.

Ruiz a souvent insisté sur la relation au cinéma entre le récit et le tableau. Le récit se déploie de proche en proche sur une ligne horizontale tandis que le tableau suspend le fil du temps par un arrêt sur image. Si l’on se perd parfois dans les histoires de ses films, on est arrêté par la force visuelle des images comme autant d’illuminations. Et c’est la circulation des objets qui éclaire la relation entre le tableau et le récit.

On ne peut nier l’existence d’une tension, due au fait que certaines figures luttent difficilement pour émerger de la toile de fond.

Le visage forme parfois un paysage, et le décor un avant-plan. Il suffit d’un simple mouvement de caméra ou d’un jeu d’optique pour révéler les relations latentes entre la figure et le fond.

Comment se manifeste l’objet dans un monde mobile ? Des statuettes ou des soldats de plomb s’interposent entre la scène et le spectateur. L’objet établit une distance, crée un théâtre, tragique ou ironique.

Les objets tendent à émerger comme un paysage. Ils entrent et sortent du cadre, émergent l’un après l’autre, se manifestent avant de disparaître, ne cessant d’apparaître et de se cacher à nouveau. Ils forment un archipel parallèle au récit à la façon d’un commentaire énigmatique qui révèle les puissances magiques de l’univers.

Les objets peuvent aussi être transparents ou translucides. Ils sont comme l’œil de verre ou le filtre coloré de la caméra.

Dans ce monde de cristal, l’univers est contenu dans une goutte d’eau. L’objet réfracte la totalité du monde, doué d’un regard ou d’une conscience.

Parfois, les objets sont disséminés dans l’espace à la façon d’un cosmos. Le microcosme et le macrocosme communiquent. Le décor devient un théâtre où les éléments de la vie quotidienne, soudain sacralisés, forment des constellations.

Le personnage et l’objet ne cessent d’échanger leurs rôles. La vie passe comme un fluide entre les vivants et les morts.

Les objets sont-ils doués d’une vie autonome ? Difficile ne pas penser devant ces décors baroques et ces palais de la mémoire, ces tableaux vivants et ces labyrinthes, à des installations plastiques comme si le décor du film était déjà la scène d’un théâtre ou d’un musée, comme si le film tendait lui-même vers une forme d’installation, à la fois statique et mobile.

Regarder un film, c’est observer la vie secrète des objets. Même si la caméra n’était pas là pour donner son point de vue, les objets se raconteraient leurs histoires.

COMENTARIO

En 1978, el cineasta Raúl Ruiz publica en los Cahiers du cinéma un artículo teórico, bastante especulativo, sobre “Las relaciones de los objetos en el cine”. “Qué historia secreta nos cuentan los objetos de una película?”, se pregunta.

El tema le es familiar. De hecho, la extraña tensión que se ejerce en sus películas entre el enigma de los objetos y su función narrativa no deja de sorprender.

Una boquilla, una cafetera, un hielo, una esfera blanca… La atención del espectador es rápidamente desviada del diálogo para observar la presencia insólita de los objetos que parecen mantener entre ellos una conversación.

Si bien los objetos responden a veces a los caprichos de la intriga, tienden por lo general a existir por sí mismos y se metamorfosean de manera continua, en un mundo regido por el arte combinatorio.

Al combinarse, al transformarse, los objetos forman listas que pueden ser leídas en distintos sentidos, lateral y verticalmente, de arriba abajo, de izquierda a derecha, o al revés.

Ruiz solía insistir sobre la relación del relato y el cuadro en el cine. El relato se despliega gradualmente a través de una línea horizontal, mientras que el cuadro suspende el hilo del tiempo mediante congelando la imagen. Si uno se pierde a veces en las historias de sus películas, es porque la fuerza visual de las imágenes nos detiene, a la manera de una iluminación. Y es la circulación de los objetos la que esclarece la relación entre el cuadro y el relato.

No se puede negar la existencia de una tensión, debida al hecho de que ciertas figuras luchan con dificultad por emerger del trasfondo.

El rostro es a veces paisaje y el decorado primer plano. Basta un simple movimiento de la cámara o un juego óptico para revelar las relaciones latentes entre la figura y el fondo.

Cómo se manifiesta el objeto en un mundo móvil? Entre la escena y el espectador se interponen estatuillas o soldaditos de plomo. El objeto establece una distancia, crea un teatro, trágico o irónico.

Los objetos tienden a emerger como un paisaje. Entran y salen del cuadro, surgen uno tras otro, se manifiestan antes de desaparecer y no dejan de aparecer y esconderse de nuevo. Forman un archipiélago paralelo al relato, cual enigmático comentario que revela las potencias mágicas del universo.

Los objetos pueden también ser transparentes o translúcidos. Son como el ojo de vidrio o el filtro coloreado de la cámara.

En este mundo de cristal, el universo está contenido dentro de una gota de agua. El objeto refracta la totalidad del mundo, dotado como está de una mirada o una consciencia.

A veces, los objetos están diseminados en el espacio a la manera de un cosmos. El microcosmos y el macrocosmos están comunicados. El decorado se convierte en un teatro donde los elementos de la vida cotidiana, a menudo sacralizados, forman constelaciones.

El personaje y el objeto intercambian continuamente sus roles. La vida transcurre como un fluido entre los vivos y los muertos.

Los objetos están dotados de vida autónoma? Resulta difícil no pensar ante estos decorado barrocos y estos palacios de la memoria, estos tableaux vivants y estos laberintos, en instalaciones plásticas, como si la escenografía de la película fuese ya la el escenario de un teatro o museo, como si la película misma tendiese hacia una forma de instalación, a la vez estática y móvil.

Ver una película es observar la vida secreta de los objetos. Incluso si la cámara no estuviese ahí para dar su punto de vista, los objetos se contarían sus historias.

la langue des oiseaux

 

Depuis le futur, une voix nous raconte comment des hommes s’efforcèrent jadis de décrire, transcrire, puis imiter le chant des oiseaux, dans l’espoir peut-être de pouvoir communiquer avec eux. L’espèce humaine s’est souvent délectée de cette musique de la nature et, dans un geste mêlant insensiblement admiration et appropriation, a tenté de l’adapter aux paramètres de son monde. Deux hommes aux traits similaires enquêtent sur l’histoire de ces entreprises, rassemblant des documents, interrogeant des musiciens, glanant des démonstrations. Des partitions, certaines anciennes, d’autres originales, ont voulu mimer ces airs acrobatiques issus d’organismes aux capacités surhumaines. Des voix hors-pair parviennent à produire de sublimes figures, à effleurer des tons à la texture ou à la hauteur bestiale, mais la ressemblance entre les deux limiers reste toujours plus évidente que la parenté de ces performances avec les chants souples de nos amis ailés. Même lorsque le musicologue Peter Szöke les enregistre et les ralentit, leur mystère demeure entier. Malgré le sérieux qui les guide, ces tentatives désespérées ne peuvent se défaire d’une part d’absurdité, qui apporte à l’ensemble une touche de comédie – l’humour noir était présent d’emblée, la narratrice évoquant la sixième extinction comme un fait accompli. Au terme de ce parcours, il s’avère que le chant des oiseaux reste inimitable, et l’humain est amicalement renvoyé à la vanité de sa volonté de puissance, force génératrice de tant d’œuvres d’art et néanmoins mère de toutes les destructions.

Olivia Cooper-Hadjian
Catalogue Festival Cinéma du réel, 2022

 

COMMENTAIRE

Je vous raconterai une histoire d’avant. C’était avant. Avant la sixième extinction, avant la disparition des animaux.

En ce temps-là, alors que les oiseaux s’effaçaient lentement de nos champs, au temps où les forêts commençaient à brûler, certains avaient fait le choix d’écouter et d’apprendre le chant de la mésange.

Réunis en sociétés savantes, parfois secrètes, ils tentaient de déchiffrer la langue des oiseaux pour conclure de nouvelles alliances.

Ils tendaient une main à l’inconnu. Il était sans doute déjà trop tard. « Mais sait-on jamais… ? », pensaient-ils. “Retenons l’oiseau”.

Je vous raconterai l’histoire merveilleuse du cercle des traducteurs d’oiseaux.

Les méthodes des traducteurs d’oiseaux étaient strictes. Ils notaient les voix de l’oiseau sur de grands carnets. Certains transcrivaient leurs chants sur des portées musicales, à tâtons, du bout des doigts ; d’autres interprétaient en musiciens ces mêmes chiffres pour trouver la clé.

Le chant de l’oiseau ne cessait de passer d’un support à l’autre. Ténu, fragile, dans l’obscurité ou la naissance du jour, il empruntait le chemin d’une portée musicale avant de renaître sous les doigts du musicien.

Certains inventaient des écritures à l’aide de hiéroglyphes curieux. Ils faisaient feu de tout bois. « La gamme n’est pas assez complexe pour noter le chant des oiseaux », disaient-ils. « Il faut inventer de nouveaux solfèges. »

D’autres encore franchissaient le mur du son en testant les limites de la voix humaine. « Comment briser le carcan de sa propre voix ? », pensaient-ils. « Comment toucher l’autre par la pointe d’une vocalise ou d’un cri ? »

Certains, aux siècles anciens, avaient écrit pour plusieurs voix des chants inspirés du cri des oiseaux.

Nous sommes séparés des oiseaux par la vitesse du temps. « Toute chose possède », disaient les traducteurs d’oiseaux, « en variant son allure, une voix vivante. On peut entendre les pierres et les arbres parler leur vrai langage, la montagne crier son avalanche, la rouille ronger le fer, les ruines se plaindre de leur décrépitude. Traduire n’est qu’une question d’échelle ».

Les traducteurs d’oiseaux observaient dans le ciel les prédictions et les augures. L’oiseau était devenu le messager des Dieux.

Ils écoutaient le chant des planètes. « La terre », disaient-ils, « il se pourrait bien après tout que ce soit une espèce de petit appareil enregistreur, placé là par on ne sait qui, pour capter tous les bruits qui circulent mystérieusement dans l’univers. »

Certains appelaient langue des oiseaux la « cabale phonétique ». C’était la parole secrète des alchimistes.

L’oiseau crie ou chante. Comme il s’élève et se joue dans l’espace et a le pouvoir de choisir ses chemins, de tracer entre deux points une infinité de courbes, il vole où il veut, sa voix est plus libre de ce qui le touche. Les traducteurs d’oiseaux suivaient du regard les lignes de son chant, comme les lignes de la main, et découpaient chaque mélodie pour en faire un rébus.

Certains se refusaient à traduire et apprenaient tous les idiomes. Parler la langue des oiseaux ne signifie-t-il pas parler toutes les langues ? Ils écoutaient le chant de l’oiseau sous les cris confus des babils de la planète.

D’autres se plaisaient à jouer en forêt pour parler aux rossignols. On dépêchait la radio pour fixer les vertiges, et les auditeurs acquiesçaient au miracle de l’échange.

Ce fut bien plus tard qu’on découvrît la présence d’habiles siffleuses, dissimulées dans la forêt, qui imitaient le chant du rossignol, tant le rêve était enivrant.

Certains avaient fait vœu de ne plus se nourrir de chair animale. Il était déjà trop tard, sans doute. C’était un temps, avant la sixième extinction.

Les cercles de traducteurs d’oiseaux tentaient de retenir le temps, avant la catastrophe, avant le cauchemar, ce rêve impuissant à rompre l’enchantement, cette image enterrée vive.

« Qui témoignera pour l’oiseau ? », disaient-ils.

Désormais, ces quelques signes, ces chants, ces clameurs, ces gestes maladroits et naïfs, ne sont que les vestiges d’un âge révolu. Pourrons-nous oublier les brasiers et les incendies qui ont succédé ? Faites que l’après soit un mauvais rêve.

Quatuor 10

 

NOTE SUR LE FILM

D’inspiration surréaliste et fantastique, doué d’un style précieux et baroque, l’imaginaire de l’écrivain André Pieyre de Mandiargues se situe à l’interface de la voyance et du langage, dans une sorte d’en deçà du visible. Où se forment les images ? Ne sont-elles pas tout entières encloses dans le langage ? Le cinéma n’est-il pas, dès lors, étranger à son art ? Première équation.

Difficile également aujourd’hui d’aborder le caractère souvent masculin de son imaginaire. Comment lire aujourd’hui Mandiargues en termes de genre ? Où se trouve la place d’une parole féminine qui ne soit pas soufflée par l’homme ? Il est curieux à cet égard d’observer l’influence des artistes femmes au cours de sa carrière. Leonor Fini, Bona de Mandiargues, Meret Oppenhemin, Leonora Carrington l’ont accompagné au fil du temps. Sont-elles les dactylographes invisibles, les subalternes ou les ouvrières secrètes de l’œuvre ? Seconde équation.

Réalisé dans un contexte pédagogique à l’École nationale supérieure d’art de Bourges, à l’invitation d’Alexandre Castant, Le Quatuor ambigu tente de résoudre les équations. Quatre jeunes femmes, inspirées des quatre artistes, s’attachent à lire, à déchiffrer, à dicter le texte de Mandiargues, à la manière de copistes ou de médiums, découpant les mots pour en révéler la mécanique particulière avant de délivrer à leur tour leur propre parole.

On est souvent frappé par le caractère dissonant, rêche, grinçant de l’écriture du poète. “Je pense à Webern surtout”, écrit-il, “à ses jeux brefs de sonorités, à ses notes ou groupes de notes qui bondissent comme des balles, qui surgissent d’on ne sait où, montent ou tombent dans on ne sait quoi, s’apparentent aux mots purs, détachés du contexte, dans la poésie moderne.” L’écriture, dit-il, doit faire entendre des grincements de girouette.

Par son langage d’objets, sa composition musicale, ses jeux hermétiques et ses masques, Le Quatuor ambigu se propose d’offrir des énigmes dissonantes en guise de clés.

Paris, novembre 2020