Livres

 

Tombeau pour un excentrique

 

Tombeau pour un excentrique,

roman,

Montolieu, Deyrolle Éditeur, 1996.

 

 

 


 

Premier chapitre


1

D’un côté la sente, à pic, paroi de roche abrupte qu’une forte déclivité accidente. J’escalade, la main posée sur la rampe de métal, l’étroit chemin qui mène à la maison. Déchiré d’entre les ronces qui bordent le sentier désormais écumeux sous sa mousse de liserons blancs que sarcle parfois, négligemment, un voisin aimable par déférence pour ma grand-mère, mon oncle Raphaël, sifflotant (Ell’avait une jam’de bois !), me précède, son dos cassé en deux dans l’ornière du chemin. Je vois sa masse noire osciller devant moi comme une douce tortue sous les gifles des arbustes qui se rabattent en sifflant. Sans un frisson nous visitons une dernière fois la demeure familiale, mise en vente depuis peu par Cécile, épave immobile protégée sous une haie d’orties sauvageonnes, navire dont l’ancre s’enlise dans la terre meuble et les fougères.
D’une habitation construite en briques blanches, couverte en ardoises, comprenant un rez-de-chaussée de 4 pièces. Grenier au-dessus dont l’escalier d’accès se trouve également dans le bâtiment. Bâtiment à la suite de l’habitation. Cour. Niches et water-closets construits en briques couverts en ardoises. Puits et pompes. Sous nos pieds l’alambic, vidange et sanglots ! Électricité dans la maison. Petit mur de clôture séparant du jardin, construit en briques surmonté d’une grille en fer. Jardin autour de la maison. Rampe d’accès à la rue de la Fontaine Minérale, au 401. Je lis l’acte notarié, chiffonné à la diable entre mes doigts (mon oncle ne m’écoute plus, penché au-dessus d’un massif de rosiers secs, préoccupé : « Cette année, les roses, bernique ! », sa main comme une crécelle). Les graviers crissent sous le cuir de la semelle, le pied fourche. Sous le noyer planté par Wilfrid (c’est lui l’aïeul, l’excentrique étendu au creux de la forêt obscure) les écales explosent, grasses et brunes, dans un clapet de chair violette. Jus noir, goudron. On gravit, dos au village, un sentier cabossé d’écailles. Sente incline, lieu de perdition où Wilfrid étrangla sa hernie, où Cécile se brisa le fémur — mi-terre limoneuse, mi-plaques de roche mal serties que le givre verglace. Elle fut le chemin qui mena de la chambre au tombeau. (Entrée, sortie). En ma fin mon commencement.
Quand je sortis du ventre de ma mère, tout barbouillé de sang, humecté de salive et de sel, les tempes perforées des pinces du forceps qui se brisa entre les mains de l’accoucheur, mon grand-père, à cent lieues ce soir-là sur une départementale en lisière de Chauny, perdit de joie le contrôle de sa voiture à l’idée d’une filiation nouvelle. Deux agriculteurs le découvrirent le lendemain matin, dans le lait tiède d’un jour d’hiver, la face couturée d’éclats de verre, sa voiture fichée dans le talus d’un champ de betteraves. « J’ai vu tout à fait distinctement », s’empressa-t-il d’expliquer aux culs-terreux qui le surprirent couvert de rosée dans son épave, « un signe dans le ciel, un chariot de feu ! Comme dans le livre d’Ézechiel. Je regardai les voitures et je vis à terre, dans votre champ, une roue qui étincelait comme de la chrysolithe, comme un arc-en-ciel dans les nuées. Je regardai : une main était tendue vers moi, tenant un livre enroulé. J’ouvris la bouche et on me fit manger le rouleau. Il fut dans ma bouche d’une douceur de miel. C’est un garçon, n’est-ce pas ? » On le conduisit aussitôt à la clinique de Soissons dans une chambre contiguë à la mienne. Et confiant dans mes dons musicaux et la fraîcheur de mon cervelet, tout rose encore, tendre et mou comme une cire chaude dans laquelle il pouvait à dessein imprimer son arabesque, il se mit à chantonner d’une voix de serin le trio des fées de la Flûte enchantée, empêtré dans le réseau de bandelettes qui corsetait sa frêle carcasse et comprimait le fluide de ses poumons, battant la mesure en cognant de son index la mince cloison, brisant à la faveur de son enthousiasme maçonnique vases, flacons, fioles et couverts, roulant son chapelet de jurons picards au grand dam des infirmières accourues en vitesse dans sa volière. J’étais déjà un vieillard chenu, il riait comme un nouveau-né.
Les pommiers du voisin sont en fleurs. La façade, estampée d’une réclame rouge et blanche, délavée. Hôtel du Lion rouge (Soissons). Un chien hurle. D’un mouvement d’archet (capricieux, vif), la silhouette de mon oncle se déplie comme une hélice, l’ombre du marcheur projetée vers un point qui l’expulse de son orbe sitôt. À pas feutrés nous entrons dans l’histoire. Coup d’épaule au montant de la porte du jardin qui cède sous les salves du bélier. Nous pénétrons dans la pierre cubique au toit d’ardoises par la véranda, piquetée d’une odeur rance de lait caillé et de citron sec. Venus ici pour en finir avec les vieux papiers, le linge, les caisses, le fatras domestique laissé par Wilfrid. Les morts sont oublieux. Ici les tapis pelucheux sont calcinés, et le pollen de leurs tranches écoule un filet de nicotine, gorgé de crasse et de soleil, comme des doigts du fumeur, jaunâtres ou bruns selon, tachetés de brou. Ainsi de tout temps, maison après maison, succession après succession, ranger les affaires des morts. Place nette. Tamiser la cendre (les morts vont vite).
« Tout est jaune ici », dis-je, solennel, la tête inclinée pour gober un œuf frais, acheté en contrebas de la butte dans une ferme voisine, dont j’ai percé de la pointe d’une épingle la fine carapace calcaire. Mon oncle essuie ses lunettes d’écaille de son mouchoir (il est myope, étourdi à son insu du fouillis lumineux). « Le violet ! », émet-il, rageur. Il désigne de l’index un bouquet de lilas séché (un verre sort de sa monture) dans la cuisine. « Le jaune n’est qu’une étape première, un simulacre, un artefact, trompeur pour les freluquets de ton espèce qui ne voient que du feu, ah ah. » Gœthéen derrière l’optique désormais tranchante de ses bésicles il me fixe sans sourciller, en fourrant discrètement le mouchoir dans sa poche. « Cyrano, ceinturé de fioles de rosée… », lancé-je, pédant à mon tour pour couper court à ses sarcasmes (combien de fois !), soufflant dans la coquille vide maintenue entre pouce et index, Hamlet de pacotille en équilibre sur l’arête métallique de la porte d’entrée du tombeau (frêle funambule) que j’hésite à franchir. Entrons.



Lire l'entretien Toucher le nerf.



 

Jardins-rébus

Jardins-rébus,
essai,
Arles, Actes Sud, 1999.

 

Présentation

À la fin du XIXème siècle, Michel Pacha, constructeur des phares de l'Empire ottoman, bâtit un château mauresque à Tamaris, frappé par la similtiude entre la baie du Bosphore et la rade de Toulon ; Eugène Mazel, marchand d'épices, plante une forêt de bambous près d'Anduze, à l'entrée des Cévennes; Albert Kahn, riche banquier soucieux de concorde universelle, envoie des photographes sur toute la planète pour en dresser un inventaire et rassemble dans sa propriété de Boulogne-sur-Seine des jardins de différents pays.

En ces mirages d'exotisme — Constantinople sur la Côte d'Azur, Chine languedocienne ou tour du monde en banlieue parisienne — le maître des lieux s'est plu à disparaître en effaçant ses traces, ne laissant qu'une épave végétale en guise d'emblème. Le mystère de ces vies chimériques, parfois romanesques, semble être lové tout entier dans leurs jardins devenus cryptogrammes.

Sur une ligne de partage ironique entre l'exotisme et l'identité, l'utopie et la nostalgie, l'art des jardins et la photographie, l'invention et l'enquête, Jardins-rébus instruit des non-lieux afin d'en découvrir le secret dérobé.

 

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