La foudre A + B
Je propose une algèbre fulgurante. La foudre est un phénomène électrique qui suppose le passage instantané d’un courant entre deux termes dont il est la somme sinon le produit. Somme ou produit ? C’est en ces termes qu’Eisenstein résume, dans son article célèbre “ Hors-cadre ” consacré à l’idéogramme japonais, la querelle qui l’opposa à Poudovkine. Le montage ne doit pas se contenter d’enchaîner les plans à la manière de briquettes, écrit-il ; il doit les transformer grâce au procès d’un conflit dialectique. “ Je lui opposais mon point de vue : le montage en tant que collision. Le point d’impact où du choc des deux données surgit la pensée. (1) ” Ce propos naît sous la plume d’Eisenstein à l’évocation du principe de montage qu’il devine et analyse dans l’écriture japonaise. “ Car l’accouplement… disons plutôt la combinaison de deux hiéroglyphes du genre le plus simple ne doit pas être perçue comme leur somme, mais comme leur produit, c’est-à-dire comme une grandeur d’une autre dimension, d’un ordre différent ; si chacun d’eux, séparément, correspond à un objet, à un fait, leur réunion se transforme en un concept correspondant. (2) ” Ce jeu dialectique de collision entre les plans, Eisenstein le compare souvent au modèle explosif dont la foudre représente la métaphore ultime et paradoxale. Si elle obéit en effet à une tension première, créatrice d’énergie, sa déflagration est d’une telle violence qu’elle déjoue toute figuration. Comment filmer la foudre ? Celle-ci peut-elle offrir au cinéma un mode poétique d’actualisation des images ? Tel est le motif singulier qui inspire notre algèbre.
Eaux d’artifice, Kenneth Anger, 1953.
Ce montage propulsif au gré d’une réaction en chaîne caractérise également la construction par paliers et bonds successifs du film de Kenneth Anger. Cinéma d’intensité qui, sur le modèle de la dépense improductive proposée par Bataille, ne cesse de brûler sa “ part maudite ”. La transformation de l’eau en feu ne suppose-t-elle pas un troisième terme ? La foudre en est la métaphore, certes, mais la décharge sexuelle en est l’envers. La chaîne métaphorique des éléments de la séquence d’Eisenstein (lait, eau, feu) ne peut-elle pas s’inverser ? Le montage d’Eaux d’artifice semble obéir en fait à la formule suivante : eau x feu = foutre. Formule qu’autorise l’ombre sulfureuse qui plane sur l’œuvre de Kenneth Anger. En cette même année 1953, le cinéaste entreprend une adaptation des Chants de Maldoror, restée inachevée, et, au printemps 1960, selon le journal d’Anaïs Nin, un film sur la vie du marquis de Sade.
Mais à quelle temporalité s’ouvre-t-elle ? Elle semble illustrer à dessein le thème de la résurrection qui ouvre le jardin de la Villa d’Este à un possible retour du temps.
Fire of Waters, Stan Brakhage, 1965.
Comment décrire ce film énigmatique ? Voilà un film qui, d’emblée, déjoue les règles de la description (9). L’image est sombre, obscure, le film est silencieux. À plusieurs reprises, l’écran est troué d’un bref éclair. Un photogramme blanc, violemment surexposé, est suivi parfois d’un second photogramme plus gris, estompé. On peut distinguer, dans la rémanence qui succède à l’image très blanche, une maison, des poteaux électriques, un ciel d’orage. Brakhage filme la foudre. Non pas métaphoriquement à la manière de Kenneth Anger, mais littéralement. Il recueille la trace de l’éclair qui brûle le rectangle de pellicule. Exposer un film à la foudre. Tel est le principe de Fire of Waters. Le moteur de la caméra continue de tourner mais c’est la Nature qui s’imprime directement sur le support. La pellicule est frappée par intermittences d’une foudre imprévisible. On pense aux Célestographies de Strindberg, plaques photographiques exposées directement sous le ciel, faisant fi de l’optique (10). En un sens, la foudre est le projecteur qui éclaire la caméra. Sans relever totalement de la tradition du “ film direct ” (puisque la caméra est encore présente), comme Brakhage lui-même a pu en faire l’expérience deux ans auparavant dans Mothlight où des fleurs et des ailes de papillons sont collées sur le ruban de pellicule, Fire of Waters inquiète et malmène le dispositif du cinéma. La foudre dénude le matériau, pour employer la terminologie des Formalistes russes. Brakhage est hanté par le projet d’un cinéma sans outil : “ […] comme tous les travaux que je réalise en ce moment, ils doivent être considérés comme des morceaux de celluloïd qui peuvent être tenus à la main, présentés face à la lumière, qui peut illuminer toutes leurs formes multicolores. (11) ”
Discret, impressionnant un seul photogramme qu’il surexpose violemment, l’éclair dévoile le support du film, il révèle sa réalité photogrammatique. “ Cette machine est en train de te broyer l’existence, ses orages électriques ne sont constitués que de photogrammes complètement blancs qui sont intercalés entre les images enregistrées ” écrit Brakhage à propos de l’expérience du spectateur de cinéma en général (12). La foudre, en se confondant avec le photogramme, divulgue la réalité structurelle ordinairement oubliée sinon refoulée par le spectateur, elle accomplit en ce sens une performance salutaire. Car ce dévoilement n’intéresse Stan Brakhage, faut-il le rappeler, qu’à la mesure d’une aventure perceptive dont le cinéma réalise la visée. L’idéal esthétique du cinéaste (inscrire l’intensité de la vision avant l’irruption du verbe, conserver et multiplier la vitesse acquise des perceptions) est fidèle à la leçon des poètes américains qui ont influencé son art : Ezra Pound et Charles Olson, notamment. Pour ces deux auteurs, la foudre constitue un paradigme poétique. La poésie est une foudre, c’est-à-dire un capteur et un transmetteur d’énergie. “ On pourrait en arriver à juger que ce qui compte en art, c’est une sorte d’énergie, quelque chose d’assez semblable à l’électricité ou à la radioactivité, une force qui transfuse, soude et unifie ” écrit Pound (13). De son côté, Olson écrit : “ Ainsi le poème lui-même est-il dans l’obligation d’être une construction d’une haute énergie, en tout point une décharge d’énergie. (14) ” En inscrivant la foudre à même le ruban de pellicule, Brakhage accomplit le vœu d’un art au plus près de la sensation, extrême, rapide, immédiat, nerveux, instantané, fulgurant ; ce faisant, et tout en dévoilant, par ce photogramme lumineux, blanc, surexposé, la réalité structurelle du film, il marque celui-ci au fer biblique du feu du ciel. Le film est brûlé désormais, consumé, irradié. La foudre est un œil qui nous regarde et nous éblouit à la manière du Buisson ardent (15).
Aussi rencontrons-nous ici une proposition filmique différente de celle de Kenneth Anger. La foudre, loin d’être l’objet d’un artifice produit par les puissances du cinéma (sa photogénie, son montage, son jeu métaphorique), est un feu qui exhibe et brûle sa propre trace. En un mot : une abstraction. Abstraction des opérations techniques (c’est la foudre elle-même qui expose le film), abstraction du plan réduit au seul photogramme blanc, abstraction de la vision (celle-ci se confond avec l’expérience de l’éblouissement). L’aventure perceptive est sidérante ; elle rejoint la tradition esthétique du sublime — d’où l’intensité d’attente et de surprise mêlées qui se dégage de ce film. Le cinéma n’offre plus la magie d’une foudre à volonté, il est un ruban de nuit que brûle par instants l’incandescence imprévisible du ciel.
Et lorsque nous découvrons à la fin du film, dans le petit jour qui succède à l’orage, la maison blanche, les pylônes électriques et les voitures aperçus auparavant dans la seule rémanence des éclairs, pleure la plainte aiguë d’un chien ébloui ou peureux.
J’ai choisi ces deux films à des fins algébriques. La foudre d’Eaux d’artifice est l’objet d’un déplacement de nature métaphorique qu’actualisent les puissances magiques du cinéma ; celle de Fire of Waters est une brûlure abstraite : elle éclaire et éblouit tout à la fois. Si le film d'Anger joue des qualités plastiques et syntaxiques du médium, considérant le sujet du film comme un produit au sens algébrique, Fire of Waters privilégie l’ontologie photographique du cinéma. Toutefois l’empreinte lumineuse de la foudre sur le ruban de pellicule, en révélant le caractère discret du photogramme et en provoquant notre éblouissement, brise la continuité mimétique attachée à la notion de reproduction et provoque un effet de dissemblance. Par ses vertus poétiques et théoriques, la foudre inquiète la figuration au sein même de chacun de ces deux films, par excès ou par défaut. La vertu de déflagration de l’éclair est leur facteur commun. Notons d’ailleurs l’hommage de Brakhage au cinéma de Kenneth Anger dans le choix du titre : Fire of Waters offre un raccourci des titres Fireworks et Eaux d’artifice (16). La foudre, par sa violence incandescente, dénude le dispositif du cinéma en instituant une puissance de transgression. La caméra se transforme en chambre à foudre. “ Mon goût pour le bruit de mitraillette que produit la caméra en marche (ce son que la plupart des réalisateurs détestent parce qu’il gêne le son direct)… le nom que j’ai donné à notre projecteur : “ Tonnerre ” […], et celui de l’écran, “ Éclair ”, tout cela va si bien avec ma vision d’une séance filmique au cours de laquelle un projecteur mitraille des images sur l’écran pour tuer “ l’ennemi ” qui se présente. (17) ”
Factorisons la somme de ces deux films.
Érik Bullot
Publié dans Cinergon, n°10, « Météorologie ».
1. S. M. Eisenstein, “ Hors cadre ”, trad. L. et J. Schnitzer, in Cahiers du Cinéma, n° 215, sept. 69, p. 25.
2. Ibid., p. 21.
3. Cf. Bill Landis, Anger. The Unauthorized Biography, New York, Harper Collins, 1995, p. 63.
4. Tourné sur pellicule infra-rouge selon Bill Landis.
5. Cf. Emanuela Kretzulesco-Quaranta, les Jardins du songe. Poliphile et la mystique de la Renaissance, Paris, Les Belles-Lettres, 1986, p. 299-312 ; Gérard Desnoyers, la Villa d'Este à Tivoli ou le Songe d'Hippolyte, Paris, Myrobolan, 2002.
6. Cf. Arnau Pons, “ La décharge ”, Antigone, n° 19, “ De la foudre ”, 1994, p. 32-41.
7. Anaïs Nin, Journal 1947-55, trad. M. C. Van der Elst, Paris, Livre de Poche, 1978.
8. S. M. Eisenstein, la Non-indifférente nature I, trad. L. et J. Schnitzer, Paris, UGE 10/18, 1978, p. 423.
9. Je tiens à remercier Jean-Michel Bouhours, responsable de la collection du Cinéma du Musée au Centre Georges Pompidou, qui m’a donné l’occasion de visionner, sur table de montage, les deux films qui font l’objet de cet article.
10. Cf. Clément Chéroux, l’Expérience photographique d’August Strindberg, Arles, Actes Sud, 1994.
11. Stan Brakhage, Métaphores et vision, trad. P. Camus, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1998, p. 45.
12. Ibid., p. 24.
13. Ezra Pound, Au cœur du travail poétique, trad. F. Sauzey, Paris, L’Herne, 1980, p. 55.
14. Charles Olson, “ Le vers projectif ”, 1950, trad. M. Pleynet, in Tel Quel n° 19, 1964, p. 4.
15. Cf. “ Qui voit Dieu meurt ”, P. Adams Sitney, trad. C. Wasjbrot, Trafic n° 17, 1996, p. 120-142.
16. Fire of Waters s’inspire en fait d’une lettre du poète Robert Kelly : “ The truth of the matter is this : that man lives in a fire of waters and will live eternally in the first taste. ”
17. S. Brakhage, Métaphores et vision, op. cit., p. 111.