La Révolution de l'alphabet
En 1928, sous l'impulsion réformatrice de Mustafa Kemal, le gouvernement turc renonce à l'alphabet arabe pour adopter l'alphabet latin. Ce changement se fit très rapidement. La loi est adoptée le 1 novembre 1928 et entre en vigueur dans toutes les écoles. Les inscriptions arabes disparaissent des rues en quelques jours. Derrière l'éclat lumineux de cette réforme, autoritaire et progressiste, quelles sont les zones d'ombre ? Quelle est la part de violence symbolique d'une telle révolution ?
Conçu comme une enquête expérimentale et poétique, La Révolution de l'alphabet croise les souvenirs oubliés, voire refoulés, d'un épisode historique constitutif de l'identité de la nation turque aux événements récents du printemps 2013 à Istanbul.
L'enjeu de ce film ne vise pas à documenter au seul plan informatif et historique le changement d'alphabet initié en Turquie en 1928 sous l'impulsion de Mustafa Kemal. Le film se propose plus simplement de provoquer des situations contemporaines pour sonder les échos et l'actualité d'un épisode, souvent peu évoqué, voire refoulé, de l'histoire de la nation turque.
Chaque séquence a pour motif le retour d'une mémoire enfouie, en donnant à lire aujourd'hui du turc ottoman à un jeune étudiant, en demandant à des choristes de chanter un hymne oublié (la « marche de l'alphabet », composée en 1928 pour accompagner la réforme), en visitant des bibliothèques ou des imprimeries, en observant le travail d'un projectionniste ou d'un calligraphe. Chacune de ces situations s'attache à décrire le travail de la mémoire sans céder à la tentation d'un savoir objectif ou neutre. Il s'agit plutôt de donner à voir le mécanisme de la revenance, exacerbant le caractère spectral, voire fantastique, de la mémoire.
Conçu comme une enquête, le film est rythmé au gré de douze chapitres : révolution, alphabet, écriture, amnésie, spectre, désastre, machine, avant-garde, résurrection, lettre, cinéma, anagramme. Au-delà de la question du bien-fondé ou non de ce changement d'alphabet, La Révolution de l'alphabet cherche à produire des courts-circuits entre, par exemple, la mémoire de la réforme et le rôle des graffitis lors des événements de Gezi, ou le changement d'alphabet et le passage de l'argentique au numérique, d'où sa forme proche de l'essai, expérimentale et poétique, croisant le passé et le présent.
Érik Bullot, décembre 2014
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COMMENTAIRE
PROLOGUE.
Dressons une table. Ouvrons des livres, des albums, des documents. Procédons à des rapprochements. En 1928, sous l'impulsion réformatrice de Mustafa Kemal, le gouvernement turc renonce à l'alphabet arabe pour adopter l'alphabet latin. Ce changement se fit très rapidement. La loi est adoptée le 1 novembre 1928. Un mois plus tard, l'usage des nouveaux caractères est obligatoire pour les enseignes, pancartes, affiches, écriteaux, réclames, livres et brochures. Les inscriptions arabes disparurent des rues en quelques jours.
Derrière l'éclat lumineux de la révolution de l'alphabet, quelles sont les zones d'ombre ? Que signifie toucher à l'écriture d'un peuple ?
I RÉVOLUTION. DEVRİM
Un tel mouvement de contestation dans l'espace public semblait impossible en Turquie il y a encore quelques mois. L'expression libre fleurit à loisir à travers les banderoles, les tracts et les graffitis. Les murs se sont transformés en abécédaires. Nous sommes venus pour enquêter sur la révolution de l'alphabet et nous voici au cœur des événements.
II ALPHABET. ALFABE
III ÉCRITURE. YAZI
IV AMNÉSIE. AMNEZİ.
Un peuple discipliné devient alors, sous prétexte de culture moderne, comme illettré, incapable, d'une génération à l'autre, de lire des siècles de mémoire. Voilà, pour je ne sais quelle aventure, une terrifiante façon de quitter son pays, la plus monstrueuse, mais la seule, peut-être : l'amnésie ! Sous le fouet, sous la dictature du temps, sous la contrainte d'une discipline apparemment arbitraire et qui, comme toujours, se donne les meilleures raisons du monde.
Les émeutes ont repris cette nuit à Taksim et sur l'avenue principale d'Istanbul. Le quartier était cerné par la police, et les promeneurs durent emprunter des taxis pour rejoindre leur habitation et contourner les barrages. Que faisons-nous ici ? Ce film sur la révolution de l'alphabet a-t-il encore un sens au moment même où la Turquie rencontre une crise majeure de son histoire ?
V SPECTRE. SPEKTRUM.
Comment donner à voir ce qui a disparu ? Ce qui est oublié, enseveli, refoulé. Ce qui demande peut-être à renaître, comme une langue morte ressuscitée.
VI DÉSASTRE. FELAKET.
Difficile de faire la part des choses au cours de ces échanges. Chacun confond à plusieurs reprises le turc ottoman et l'arabe, s'emmêle dans les faits et les dates. Nous découvrons à nouveau combien la mémoire de la réforme de l'alphabet est enfouie, suspecte, complexe, refoulée peut-être comme une tache aveugle.
Nous ne pensons qu'à elle, je veux dire à elle, à la lettre. Ici, à la lettre des Turcs, à la translittération qui leur est arrivée, les frappant en pleine histoire, à leurs lettres perdues, à l'alphabet dont ils ont dû changer brutalement, il y a peu, sur l'ordre d'un extravagant, lucide et cruel émancipateur des temps modernes, d'un génial militaire, qui a mis ses sujets au pas de la modernité. En route pour le grand voyage ! En avant marche !
VII MACHINE. MAKİNA.
Mais peut-être le coup de la lettre nous est-il porté chaque fois que quelque chose arrive : il faut non seulement se transformer mais aussi changer de corps, convertir la chair des mots et des images en faisant semblant de rester le même. Changer d'alphabet, transformer le sujet ottoman en citoyen turc. Le nouvel alphabet est une machine à accélérer l'histoire. Il aura fallu, pour ce faire, s'affranchir du cercle de fer des caractères arabes, fondre de nouveaux caractères de plomb, importer des machines à écrire, imprimer des dictionnaires pour mettre en scène le songe futuriste d'un homme nouveau.
VIII AVANT-GARDE. AVANGART
Hommage à Nazım Hikmet
Turgay est comédien. Il nous aide à trouver des acteurs pour le poème de Nazim Hikmet. Il s'enflamme pour le projet du film au cours du tournage. Nous comprenons peu à peu qu'il tient à nous faire partager son expérience personnelle et ses positions critiques sur la réforme de l'alphabet. Sa famille est originaire du sud est de l'Anatolie et parle arabe. Les souvenirs liés à la réforme sont chez lui encore vivaces.
X LETTRE. HARF.
Il nous aura fallu noircir des cahiers, lire de vieilles revues, exhumer des partitions oubliées, fureter dans les bibliothèques, écrire des poèmes et des fables, tracer des diagrammes et des plans de montage pour tenter de cristalliser la lettre effacée d'une révolution.
XI CINÉMA. SİNEMA.
Changer d'alphabet. Nous en sommes aujourd'hui coutumiers. Nous délaissons nos machines à écrire, nos vieux appareils photographiques, nos tourne-disques. Nous jetons au rebut les documents devenus illisibles. Parfois, nous opérons des transferts entre les supports. Nous copions les films anciens. Les variations lumineuses deviennent des signaux électroniques. Nous traduisons d'un alphabet à l'autre, continûment. D'une rive à l'autre. L'archive est devenue un lieu de conversion.
XII ANAGRAMME. EVİRMECE.
Reprenons. 1928. Enseignes, pancartes, affiches, écriteaux, annonces, réclames, la révolution de l'alphabet transforme l'espace public. Le nouvel alphabet est visible dans les rues et sur les bâtiments. De grandes lettres sont accrochées sur les façades. Juin 2013, le parc Gezi est occupé pour s'opposer à un projet urbanistique et voit la rue se transformer en écritoire. Nous rencontrons à Ankara Elvan et Sevil, deux professeures d'architecture, et leurs étudiantes. Nous leur montrons quelques images d'Istanbul et du parc Gezi prises en juin dernier en guise de texte à déchiffrer.
CODA. KODA.