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Érik Bullot (Livre - Dvd)

L'œil sa Muse. Note sur le cinéma d'Érik Bullot, Texte de Jacques Aumont
Editions Léo Scheer

Parution 2003 - 23 x 17 - 80 pages

DVD inclus : LE JARDIN CHINOIS, 1990, 19 min. LE MANTEAU DE MICHEL PACHA, 1996, 16 min. L’ÉBRANLEMENT, 1997, 4 min. L’ATTRACTION UNIVERSELLE, 2000, 13 min. LE SINGE DE LA LUMIÈRE, 2002, 23 min. LE CALCUL DU SUJET, 2000, 10 min.

EXTRAIT DU TEXTE DE JACQUES AUMONT
 
« Je disais : le cinéma d’Érik Bullot montre ce qu’il n’a pas vu. Je veux dire : il montre ce que l’œil ni l’optique ne peuvent voir, physiquement voir. Au plus simple (au plus simplement exprimable ou descriptible – car par ailleurs il n’y a jamais rien là que d’assez complexe), c’est l’idée du cinématographe comme machine à montrer l’invisible, ce dont on est sûr que personne ne l’a vu de ses yeux vu. Il est beaucoup de variantes de l’invisible, mais Bullot en cultive une par-dessus toutes les autres : celle qui naît de l’intervalle (en un sens, de prime abord, vertovien lui aussi), de la distance entre deux phénomènes. Distance spatiale, parfois (mais jamais directement montrée, au mieux, suggérée, comme dans Séchage, qui rend intuitivement perceptible une distance imprécisée). Distance temporelle, plus souvent, étendue de temps entre deux moments, comme, exemplairement et par principe, dans les deux chapitres du journal filmé (le Calcul du sujet, Oh oh oh !). Distance musicale enfin, selon le calcul mystérieux des puissances, des forces et des qualités que Vertov a imaginé, et que Bullot, spontanément ou très consciemment, a mis en œuvre. Pour faire surgir – et faire voir – un intervalle entre les choses, il faut les filmer de manière qu’elles échappent autant que faire se peut à la mise en scène, qu’elles ne commencent pas à raconter une histoire. Il faut les filmer pour elles-mêmes, et je dirais : avec elles-mêmes, en elles-mêmes. Montrer n’est pas adopter un point de vue sur des choses – toupies, verres, balles, manèges –, des phénomènes – foudre, énergie, tourbillons – ou des événements – la rencontre, la migration, la promenade orientée. Montrer est un mouvement en soi, non asservi ou non entièrement asservi à une conscience, et qui rende compte d’une dynamique des choses, des phénomènes et des événements.
 
L’invisible comme intervalle, ce sera par exemple “ la rencontre sur une table de montage d’un duel d’escrime et d’un feu d’artifice ” (l’Ébranlement). La formule, due à l’auteur, tire du côté du hasard concerté et cultivé des surréalistes, et sans doute il y a de cela (aussi bien, dès qu’on tente de montrer réalistement la réalité sans adopter un point de vue dramatique, est-on voué à frôler le surréalisme – je vais y revenir). Elle ne rend pas tout à fait justice au film cependant, qui n’est pas, ou pas uniquement, consacré à une des innombrables manifestations de l’aile du bizarre, et ne laisse pas seulement, comme le parapluie et la machine à coudre, le spectateur à ses associations propres, ou à son éternelle et indéfectible perplexité. Ici, le spectateur peut bien être dérouté – un moment –, mais il y a quelque chose, et quelque chose de précis, qui se construit et se propose. Quoi ? un incorporel : l’ébranlement (tiens, c’est le titre du film !). Ou plus exactement (car l’ébranlement touche au corps, bien sûr), un invisible par nature. Pas de discipline plus énigmatique pour le profane que l’escrime. L’assaut, pour l’œil innocent, est une suite apparente de gestes absurdes, dont l’efficace n’est jamais perçu – jusqu’à ce que soudain les lutteurs (ou, à la télévision et dans les reportages sportifs, un arbitre) déclarent qu’il y a eu “ touche ”. Pour le praticien et le professionnel, il n’y a pas de doute ; pour vous ou moi, il n’y a qu’ambiguïté : la touche est visible, mais à condition d’avoir l’œil éduqué à cela. Le film de Bullot ne se soucie pas de didactisme, et après l’avoir vu vous ne saurez pas davantage repérer les touches. Mais elles auront été présentées, comme un invisible dans le visible, par le jaillissement des fusées, ébranlées par la touche, par l’acte d’escrime et son énergie latente. »

Jacques Aumont, L'œil sa Muse.