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Ventriloquie

NOTE DE TRAVAIL

 

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L’inauguration des Jeux Olympiques en août 2008 a été marquée par un fait curieux. La petite fille en robe rouge, Lin Miaoke, qui a ému le public en chantant l’hymne national chinois n’était pas celle que l’on entendait. Elle n’était que la marionnette d’une voix pré-enregistrée d’une autre petite fille, Yan Peiyi, jugée moins photogénique. Elle chantait en play-back.

Expérience troublante dont la presse occidentale feignit de s’indigner alors qu’elle révèle un fait dont nous sommes coutumiers. Celui que l’on entend n’est pas celui qui parle. L’expérience n’est pas sans rappeler le final de Chantons sous la pluie qui voit les deux chanteuses découvertes lorsque le rideau se lève

 

La ventriloquie n’est pas seulement un fait hérité de l’histoire du spectacle ; c’est aussi une réalité sociale. Un porte-parole syndical est-il un ventriloque ? D’où lui vient sa légitimité ? Où se situe l’autorité ? Un conférencier s’exprimant au nom d’un groupe, un représentant d’une communauté, le porte-parole d’un homme politique sont-ils des ventriloques ? La relation d’un artiste avec la critique ou avec sa propre œuvre relève-t-elle de la ventriloquie ? L’humoriste de télévision est-il le ventriloque de son dialoguiste ? Quel est l’usage public de la voix de synthèse ? Quel est le statut du bilinguisme dans un contexte post-colonial ? Autant de questions qui interrogent nos pratiques sociales et ne cessent d’inquiéter ma propre pratique de cinéaste.

 

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Si la ventriloquie a peu à peu adopté une formule consacrée, celle du ventriloque accompagné de sa marionnette posée sur ses genoux, maniant la plaisanterie, cette forme reste toutefois récente. Elle fut initiée, aux dires des historiens, en 1896, par Fred Russell et sa poupée, Coster Joe. L’art de la ventriloquie a connu d’autres dispositifs et d’autres recettes. C’est ainsi qu’on lui prête diverses fonctions : transmettre les messages des oracles lors des séances de la pythie dans l’Antiquité ou exprimer la voix du Démon comme en témoignent les procès en sorcellerie. Au cours du XIXème siècle, le ventriloque dissimulé derrière un écran produit des sons à distance, imite le craquement d’un meuble, feint l’arrivée d’une voix derrière une porte, simule les échanges d’une conversation animée entre différents mannequins grandeur nature alignés sur la scène. L’art du ventriloque emporte avec lui une puissance de distraction (il est couramment associé à l’humour, au mot d’esprit) mais aussi d’inquiétude (il met à nu une puissance de dissociation du sujet). Cet élément fantastique alimenta nombre de films. Citons le film The Great Gabbo avec Erich von Stroheim (un ventriloque irascible, Gabbo, place toute sa part de tendresse et d’affection dans les propos de sa marionnette, Otto), l’épisode de Dead of Night (le ventriloque Maxwell Frere, atteint de schizophrénie, persuadé de l’autonomie de sa poupée, Hugo, blesse un autre collègue ventriloque, Sylvester Kee, par dépit et jalousie) ou, plus récemment, la prestation de Anthony Hopkins dans Magic qui reprend ce même thème. La dissociation vocale, la facétie apparente cachent une part d’ombre.

 

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La ventriloquie est une technique qui ne repose sur aucun don particulier. Elle suppose un contrôle du diaphragme et de la respiration, un jeu de placement de la langue, doublés d’un talent d’illusionniste en vue d’attirer l’attention du spectateur sur la marionnette pour parachever le simulacre. Le ventriloque use de notre difficulté à localiser exactement la source d’un son en l’absence de mouvement. En semblant projeter sa voix à distance (ce que les Américains nomment distant voice), en dissociant sa propre voix à l’intérieur d’un même corps, en jouant des effets acousmatiques, la ventriloquie rencontre la question technique. Rappelons les premières réactions hostiles à l’écoute du phonographe d’Edison, supposant la dissimulation d’un habile ventriloque derrière le cylindre de cire et le cornet de métal. La technique éveille l’inquiétude. Une manière de désincarnation s’exprime à travers des machines qui abstraient le corps de son support pour le transporter, nouant d’étranges relations entre le téléphone, le phonographe et les courants spirites en vogue. Téléphone et phonographe dissocient tous deux le son de sa source pour le projeter dans l’espace ou dans le temps. Ils convoquent, ce faisant, une puissance d’apparition fantomatique. Aussi l’art du ventriloque rencontre-t-il la question technique. On peut remarquer que le téléphone a souvent servi d’accessoire aux ventriloques dans leurs numéros. L’effet de distant voice est particulièrement adapté pour imiter la voix qui sort du cornet.

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Un autre chapitre concerne la radiophonie. Le succès des ventriloques à la radio fut très grand. L’un des plus célèbres, Edgar Bergen, anima, des années trente aux années cinquante aux États-Unis, un programme, The Edgar Bergen - Charlie McCarthy Show, avec sa célèbre marionnette. Le soir du 30 octobre 1938, nombre d’auditeurs ont quitté son programme, lors de la diffusion d’un moment musical, pour tomber inopinément sur la célèbre émission d’Orson Welles en cours, la Guerre des Mondes. Le croisement des trois termes — invasion martienne, radiophonie et ventriloquie — ne laisse pas d’être étonnant. Il éclaire, à la manière d’un théorème, la double nature de la ventriloquie : technique et fantomatique, voire spectrale. La ventriloquie suppose un dispositif radiophonique. Un transistor se loge dans le corps du ventriloque. Un même parallèle pourrait être fait avec la télévision où l’art des ventriloques trouva là aussi, dans les années soixante, l’une de ses estrades favorites. La première démonstration de télévision en 1925 par l’inventeur écossais John Baird montre le visage de la poupée d’un ventriloque, nommée Stooky Bill. Ce n’est pas un hasard.

Le cinéma connaît une crise nouvelle depuis l'arrivée du numérique. Est-ce le signe de sa disparition prochaine ? Continuerons-nous à appeler cinéma ce monde des nouveaux médias ? Il est sans doute trop tôt pour le dire. Si le cinéma a su résister à nombre de crises précédentes (le parlant, la couleur, la télévision) qui ont toutes semblé, à chaque fois, ébranler son identité, il est curieux d’observer combien il semble réactualiser aujourd'hui, à l'heure du numérique, le souvenir d'anciens traumas, dont celui lié à l'arrivée du parlant. Le cinéma contemporain offre nombre de scènes de karaoké, de doublages, de play-back, de possessions. Ce recours récurrent à de telles figures n'est-il pas une manière de questionner sa propre mue ? L’étrange dissociation de la parole et du corps dont témoignent les personnages de David Lynch, par exemple, n’est-elle pas le symptôme d’une crise du cinéma lui-même ? Le médium cinéma est confronté aux puissances passées du médium spirite.

howdyventriloquistfront.jpg J’ai réalisé plusieurs films à caractère documentaire, proches de l’essai filmé, sur les questions liées au médium cinéma, à travers les motifs de la visualisation du son, le Singe de la lumière ou des langages imaginaires, Glossolalie. Ce nouveau projet, Ventriloquie, prolonge cette enquête. Il me semble qu’aujourd’hui, au moment où nous sortons du cinéma, nous sommes à même d’explorer les puissances virtuelles de son histoire. Je pense ici aux propos de Walter Benjamin sur l’histoire comme « histoire des vainqueurs ». Que serait une histoire du cinéma qui prendrait en compte ses virtualités, ses puissances laissées en jachère, ses promesses, ses impasses ? La tâche du cinéaste aujourd’hui n’est-elle pas d’explorer ce champ virtuel ? Il est symptomatique que les films marquants sur la ventriloquie soient de tonalité fantastique, voire tragique (le ventriloque est fou, la marionnette est brisée). Le cinéma n’a-t-il pas été confronté à la menace d’une ventriloquie généralisée au moment de l’arrivée du parlant ? Cette menace est-elle passée ? Le numérique est-il le nouveau ventriloque du cinéma ? L’histoire du médium n’est pas continue, elle procède par revenances dont nous tentons de tirer les fils.

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Ce projet sera conforme à son objet. Il se propose d’inverser l’ordre traditionnel de fabrication du film : le son sera premier sur l’image. Il suffit d’observer la mise en place de la lumière sur un tournage (il est rare qu’au milieu de la forêt des projecteurs une place ait été réservée au preneur de son) ou d’observer le travail de montage pour comprendre cette suprématie de l’image sur le son (le montage image constitue le plus souvent le socle de la construction du film, et le montage son confié à une seconde équipe reflète bien la division du travail). Nous inverserons cette logique. On sait que ce fut l’idée première d’Orson Welles, venue de la radio, au moment d’aborder la réalisation. Notre proposition est la suivante : collecter des matériaux d’archives (émissions avec des ventriloques, bandes sonores de films classiques) mais surtout rassembler des matériaux sonores dans une visée documentaire. Énumérons quelques-unes des pistes liées à la dissociation de la voix et du corps. Outre les ventriloques eux-mêmes (entretiens, émissions, spectacles), nous rencontrerons des médecins autour des questions de la voix (la mue, les extinctions de voix, les affections vocales), des chanteurs et chanteuses (les techniques de chant, la fragilité des cordes vocales), des passionnés de paranormal (le transport des voix, les messages des ondes), des amateurs de karaoké (les lieux de rencontre, les rites des séances, la nature de la passion et ses modalités : fréquence, exercices, entraînement), des régisseurs de théâtre ou de plateau (qu’en est-il de la figure du souffleur ? quelles sont les techniques pour suppléer au trou de mémoire ? quel est l’usage du prompteur ?), des professeurs de langues (comment l'enseignement virtuel peut-il destituer la parole du professeur ? quelles sont les méthodes les plus pratiquées pour l’enseignement des langues ?), des porte-parole d’hommes politiques (le terme porte-parole semble une définition même de la marionnette du ventriloque), des techniciens spécialistes de la synthèse vocale (l’état de la recherche numérique, l'usage de la synthèse vocale dans les lieux publics). Observer combien la dissociation entre la voix et le corps ne concerne pas seulement l’art du ventriloque mais informe aussi nos conduites quotidiennes.

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Ce travail sonore est une étape préalable à l’écriture du film. Il peut donner lieu éventuellement à un travail autonome sous la forme d’une émission radiophonique. Mais sa fonction principale est de fournir le matériau sonore et plastique du film. Les entretiens sont en effet repris, montés en vue de l’écriture de sketches qui seront ensuite confiés à des ventriloques sur le principe du métalogue. Qu’est-ce qu’un métalogue ? Le philosophe américain Gregory Bateson définit le métalogue comme suit : « une conversation à propos d’un sujet problématique quelconque, dont la structure même reflète les problèmes soulevés ». Prenons l’exemple d’une conversation sur le désordre elle-même soumise à une puissance de désordre, ou un dialogue sur le non-sens qui finit par devenir non-sensique. Tel est le dispositif du film, Ventriloquie, tourné en studio, interprété par des ventriloques qui doivent interpréter un matériau documentaire radiophonique consacré à la ventriloquie. Chaque situation donnera lieu à un tableau ironique selon la double dimension de l’art du ventriloque, spirituel et inquiétant, confondant le son et l’image, le document et la fiction.

Paris, décembre 2008