Mobiles
Je filme mon fils, Félix, depuis sa naissance en 1997. Ce sont des films de plein air, sur le motif, silencieux, ponctués de noirs, assez fidèles au cinéma des frères Lumière, à la lisière du documentaire et du film de famille. C’est un travail originel, radical (proche de la racine). Je souhaite forger des plans qui soient premiers, au sens arithmétique : divisibles par un ou par eux-mêmes. Lisses comme des galets, insécables, sans faille. Dont la succession, à la manière des nombres, ménage des intervalles arbitraires. Le film déroule une suite de plans premiers.
Ce journal filmé excède quelque peu le mobile des autres films pour se tenir à l’intersection fragile du privé et du public. Conçu au départ comme un simple home movie, il a suscité, à mon propre étonnement, un vif intérêt dans le champ du cinéma documentaire. C’est un projet en cours (un quatrième épisode est amorcé, sonore cette fois-ci) qui peut cependant s’interrompre à tout moment, selon le désir de mon fils. La plupart des autres films répondent à des programmes plus concertés : ce sont des traités poétiques, en vue d’expérimenter une proposition formelle et de cartographier un imaginaire. D’autres projets encore relèvent d’une rencontre fortuite, d’une occasion.
Je tourne en 16 mm, le plus souvent avec ma propre caméra mécanique, une Paillard-Bolex. Il m’est arrivé de recourir parfois, selon la nature du projet, à un mode de production moins solitaire, supposant une petite équipe technique, la location de matériel, l’usage d’un studio. J’aime à varier les économies. Les films ressortissent à une logique traditionnelle : tournage sur pellicule négative, copie de travail, étalonnage, report optique, tirage de copies de série. Mais les budgets restent modestes, croisant les bourses de création avec les apports en industrie. Les journaux filmés sont produits avec mon propre argent de poche. Je réalise depuis peu des films en vidéo. J’y prends beaucoup de plaisir. C’est une autre méthode de travail, très proche de l’écriture, qui renouvelle les modalités de production.
J’ai longtemps montré mes films dans une relative confidentialité. Je louais une salle de cinéma, envoyais une centaine d’invitations et recevais, anxieux et cordial, des spectateurs étonnés. Cette diffusion privée participait du mode personnel de production visant à réaliser des films sans intérêt, au sens économique. Le sentiment de solitude, voire d’insularité, était aigu. La situation s’est modifiée grâce aux séances de projection régulières initiées en 1998 avec Christian Merlhiot autour de l’association pointligneplan. Outre nos propres films, nombre d’œuvres singulières (elles ne cessent d’ailleurs de se multiplier) ne trouvaient place ni dans les festivals de cinéma traditionnels, ni dans les sélections expérimentales, ni dans les musées. Par un travail de programmation et d’édition, l’archipel pointligneplan s’est employé à déplacer la question de l’expérimental en explorant les passages entre cinéma et art contemporain. Aussi mes films ont-ils gagné peu à peu en visibilité et je montre désormais régulièrement des programmes dans des cinémas d’art et d’essai et des musées. Cette diffusion nouvelle n’a pas vraiment altéré la sensation de solitude. Les films se font toujours en secret, à la dérobée, comme des rituels clandestins. C’est pourquoi leur édition récente en DVD aux Éditions Léo Scheer me paraît fidèle à leur nature. Ce sont des lettres que l’on peut lire en cachette, des envois qui affectionnent la confidence (les paroles soufflées à l’oreille du spectateur), l’ésotérisme, la cryptographie.
Publié dans Exploding, "État des yeux", n°11, 2006
***
Réponse à un questionnaire
1) Pouvez-vous décrire votre dernier film ?
2) Comment l’inscrivez-vous par rapport à vos films précédents, et/ou par rapport à vos films en projet ?
3) Comment réalisez-vous vos films, techniquement et économiquement ?
4) Les considérez-vous comme expérimentaux ou préférez-vous un autre terme ?
5 & 6) Qu’entendez-vous alors par cinéma expérimental et par expérimentation(s) ? Quelles différences ou quelles similitudes, quelles ruptures ou quels prolongements, y voyez-vous avec le cinéma de production comme avec l’audiovisuel et l’art en général (et en particulier) ?
7) Considérez-vous votre travail comme indépendant, voire solitaire, et/ou à quels autres films, œuvres, personnes, structures ou mouvements vous sentez-vous associés (autres domaines, autres temps et autres lieux compris) ?
8) & 9) Vous considérez-vous, ou considérez-vous vos films comme engagés ? En quel(s) sens ?
10) Que cherchez-vous, que trouvez-vous, que perdez-vous, que changez-vous en faisant des films ?
10+1) Que peut le cinéma ? (Question subsidiaire !)