Le cheval d’Ezra Pound
Dans One Week (1920), Buster Keaton et sa jeune épouse reçoivent en cadeau de mariage les éléments de construction d’une maison à agencer soi-même. Un rival déçu modifie la numérotation des caisses (le 1 est devenu un 4 et le 3 un 8 grâce à un trait de peinture noire supplémentaire) et bouleverse ainsi le plan de montage du bâtiment. La permutation de la numérotation suffit à rompre la logique première de l’architecture au profit d’une inversion généralisée des directions de l’espace. Maison de guingois, porte d’entrée au premier étage, sol élastique, balustrade transformée en échelle, porte donnant sur le vide : l’espace subit une crise réelle d’orientation. La paroi de la façade, au faîte de laquelle Keaton se tient tandis que son épouse est assise dans l’encadrement de la fenêtre du rez-de-chaussée, en pivotant sur son axe, inverse le haut et le bas et les positions respectives des époux dans le cadre. Le plan devient pivot, l’espace est réversible. Le haut et le bas, le proche et le lointain, la face et le dos forment des couples aux polarités contrariées. Dès que Keaton tourne le dos à sa maison, celle-ci pivote sur elle-même à la manière d’un carrousel : la fenêtre occupe désormais la place de la porte. Cette ivresse spatiale, logique et inattendue, est source de rire et d’émerveillement.
Je suis familier depuis de nombreuses années des films de Buster Keaton. L’émotion ressentie à la vision de ses films est aujourd’hui de nature très diverse ; elle caractérise moins un état particulier que le passage incessant entre trois niveaux d’émotion : le rire proprement dit, lié au gag et à sa surprise, de nature souvent catastrophique ; l’émerveillement devant la beauté visuelle ou plastique des trouvailles du cinéaste ; le plaisir intellectuel lié à la vérification logique des différentes hypothèses interprétatives. L’émotion n’est pas une mais plusieurs, elle est complexe voire hybride, elle participe du jeu entre le rire, l’émerveillement et l’intelligence. Je retrouverai cette qualité d’émotion keatonienne dans de nombreuses œuvres du cinéma expérimental. Je pense au film de Michael Snow To Lavoisier, Who Died in the Reign of Terror (1991) ou au film de Fischli/Weiss, Der Lauf der Dinge (1987), qui expose la causalité inéluctable du rebut, entre rire et angoisse, en une sorte de commentaire critique sur les puissances déterministes du suspense. Sans doute d’autres registres sont-il susceptibles d’être proposés selon les œuvres envisagées. Il n’en demeure pas moins que l’émotion qualifie un jeu, un croisement, un passage entre différents termes — ce que Serge Daney nommait le “ moment de basculement d’un registre à un autre ”, de la sensation à l’idée, de la sensation au sentiment, du sentiment à l’idée, de l’idée à la sensation, de l’idée au sentiment (1). La vision des films de Keaton ne produit d’ailleurs plus vraiment chez moi le rire, ou très rarement, mais une jubilation d’ordre géométrique qui naît à l’intellection sans cesse renouvelée de la cohérence logique du monde keatonien. Le ravissement ne provient plus de la surprise mais de la confirmation d’intuitions préalables basées sur la symétrie de l’espace, le jeu du miroir, le message tronqué, la mauvaise latéralisation du héros. Et si j’ai ouvert ces notes sur l’émotion avec One Week, c’est parce que ce film de Buster Keaton, inventif et rigoureux, développe un jeu savant de basculements dans l’espace et le temps qui dévie grâce à la permutation de la numérotation la logique causale (l’inversion numérologique entraîne, à la manière d’une roue, une inversion spatiale) et alimente avec brio le jeu entre ces différents niveaux d’émotion.
Il semble que le personnage de Keaton soit affecté d’une mauvaise latéralisation. Non seulement il confond la gauche et la droite, le haut et le bas mais l’événement se déroule généralement à son insu, dans son dos. Il a beau multiplier les volte-face : les directions de l’espace sont le plus souvent inversées, non pas de manière strictement symétrique d’ailleurs, mais à l’image du miroir qui inverse l’espace tout en conservant les positions respectives de la gauche et de la droite. One Week offre maints exemples de cette inversion spéculaire (la balustrade-échelle dont les barreaux cèdent un à un, la façade qui pivote sur son axe, le plancher qui ploie sous la charge du piano accroché au lustre), que l’on retrouve également dans la forme des longs métrages de Keaton construits sur un aller-retour, une distance à parcourir dans un sens et dans l’autre, de gauche à droite et de droite à gauche, procédé qui n’est pas sans évoquer l’écriture grecque archaïque boustrophédon. Cette relation retorse à l’espace, cette sorte de dyslexie motrice que tempère un don d’acrobate, en déjouant l’attente, en contrariant la pesanteur, est source de nombreux gags et d’émerveillements. La chaîne causale est déviée de sa finalité par une simple inversion des données de l’espace : l’évier encastré par erreur, semble-t-il, dans la façade extérieure se retrouve en fait à sa place dès la rotation de la planche ; le fragment de tapis découpé pour récupérer la veste est utilisé peu après comme paillasson. Ce n’est pas seulement le caractère inventif de Keaton qui nous frappe ; c’est la logique seconde qui l’anime, procédant à rebours, anticipant l’inversion. Il agit, par avance, comme si les choses allaient se retourner (sur elles-mêmes, contre lui). Les constructions hasardeuses ou aberrantes qu’il échafaude ne trouvent leur accomplissement que dans le temps qui les met en branle et dévoile leur envers. La planche anodine posée de guingois sur une palissade se révèle à l’usage catapulte. Keaton précipite ainsi l’espace dans le temps ; il anticipe le renversement des situations et parvient à concilier, par une sorte de court-circuit temporel, son défaut (cette appréhension rétive de l’espace) et son don (doter les éléments d’une face spéculaire). Mais cette inversion de la cause et de l’effet, ce sentiment contrarié, retors, de la causalité, ce chassé-croisé de l’espace et du temps ne caractérisent-ils pas précisément le jeu de l’émotion ? N’est-ce pas le spectacle soudain hasardeux de la chute d’un corps, la trajectoire improbable d’un projectile qui produisent en nous, à la manière d’un miracle, l’émotion ?
Il semble que le personnage de Keaton soit affecté d’une mauvaise latéralisation. Non seulement il confond la gauche et la droite, le haut et le bas mais l’événement se déroule généralement à son insu, dans son dos. Il a beau multiplier les volte-face : les directions de l’espace sont le plus souvent inversées, non pas de manière strictement symétrique d’ailleurs, mais à l’image du miroir qui inverse l’espace tout en conservant les positions respectives de la gauche et de la droite. One Week offre maints exemples de cette inversion spéculaire (la balustrade-échelle dont les barreaux cèdent un à un, la façade qui pivote sur son axe, le plancher qui ploie sous la charge du piano accroché au lustre), que l’on retrouve également dans la forme des longs métrages de Keaton construits sur un aller-retour, une distance à parcourir dans un sens et dans l’autre, de gauche à droite et de droite à gauche, procédé qui n’est pas sans évoquer l’écriture grecque archaïque boustrophédon. Cette relation retorse à l’espace, cette sorte de dyslexie motrice que tempère un don d’acrobate, en déjouant l’attente, en contrariant la pesanteur, est source de nombreux gags et d’émerveillements. La chaîne causale est déviée de sa finalité par une simple inversion des données de l’espace : l’évier encastré par erreur, semble-t-il, dans la façade extérieure se retrouve en fait à sa place dès la rotation de la planche ; le fragment de tapis découpé pour récupérer la veste est utilisé peu après comme paillasson. Ce n’est pas seulement le caractère inventif de Keaton qui nous frappe ; c’est la logique seconde qui l’anime, procédant à rebours, anticipant l’inversion. Il agit, par avance, comme si les choses allaient se retourner (sur elles-mêmes, contre lui). Les constructions hasardeuses ou aberrantes qu’il échafaude ne trouvent leur accomplissement que dans le temps qui les met en branle et dévoile leur envers. La planche anodine posée de guingois sur une palissade se révèle à l’usage catapulte. Keaton précipite ainsi l’espace dans le temps ; il anticipe le renversement des situations et parvient à concilier, par une sorte de court-circuit temporel, son défaut (cette appréhension rétive de l’espace) et son don (doter les éléments d’une face spéculaire). Mais cette inversion de la cause et de l’effet, ce sentiment contrarié, retors, de la causalité, ce chassé-croisé de l’espace et du temps ne caractérisent-ils pas précisément le jeu de l’émotion ? N’est-ce pas le spectacle soudain hasardeux de la chute d’un corps, la trajectoire improbable d’un projectile qui produisent en nous, à la manière d’un miracle, l’émotion ?
L'Homme à la caméra, Dziga Vertov
En dénouant la causalité, en inversant les relations logiques, Keaton confère au temps et à l’espace le don de réversibilité. L’émotion est-elle liée à l’inversion temporelle ? La réflexion sur la relation entre l’ordre du récit et ses effets rhétoriques n’est pas nouvelle. Je propose un détour par la “ querelle de l’inversion ”, apparue au milieu du XVIIème siècle (2). Faut-il respecter l’ordre prétendument naturel (l’ordre sujet-prédicat utilisé par la phrase française selon lequel la substance précède l’accident, le sujet doit venir avant le verbe et le verbe avant le complément) ou procéder à la manière latine marquée par le début in medias res et le retour en arrière ? Si la phrase française semble obéir à un principe logique, disent les commentateurs, la phrase latine réunit un double avantage : une plus grande liberté de construction et un surcroît d’expressivité. Cette querelle qui assimile la phrase à un récit n’est pas sans relation avec le montage cinématographique mais également avec l’inversion généralisée du monde keatonien. Keaton procède à la manière latine. Il nous montre l’évier encastré dans la façade extérieure et ce n’est que l’action du verbe tourner qui rétablit l’ordre naturel, d’où notre émerveillement à cette volte-face et notre doute sur les puissances de l’image. Annette Michelson a relevé, à des mêmes fins critiques, l’usage fréquent dans l’Homme à la caméra de Dziga Vertov de la figure rhétorique usteron proteron qui permet de placer en tête ce qui doit venir en fin (3). Mais c’est Diderot qui retiendra ici notre attention. Il évoque longuement la querelle de l’inversion dans sa Lettre sur les sourds et muets. Le discours inverse-t-il l’ordre de la pensée ? “ Ce n’est pas une chose aussi aisée qu’on le pense de dire quel est l’ordre naturel des parties du discours, c’est-à-dire quel est l’arrangement le plus raisonnable qu’elles puissent avoir. Le discours est une image de ce qui est présent à l’esprit, qui est vif. Tout d’un coup il envisage plusieurs choses, dont il serait par conséquent difficile de déterminer la place, le rang que chacun tient, puisqu’il les embrasse toutes et les voit d’un seul regard. ” (4) Diderot cherchera sa réponse dans l’observation d’un muet de convention dont le langage gestuel lui semble présenter la meilleure traduction de l’ordre originel de la pensée. Il s’agit moins d’ailleurs pour lui d’opter entre la manière française ou latine que de référer l’ordre logique et successif du discours à l’ordre simultané des sensations. “ L’âme éprouve une foule de perceptions, sinon à la fois, du moins avec une rapidité si tumultueuse qu’il n’est guère possible d’en découvrir la loi. ” (5) De ce point de vue, seule la poésie est capable de trouver un équivalent au tohu-bohu de la sensation, ce qu’il nomme le hiéroglyphe. La poésie ne rend pas successives les idées à la manière du discours ; elle permet d’offrir une gerbe d’impressions simultanées. Le propre du hiéroglyphe (“ dire et représenter en même temps ”) est de rétablir dans le poème le caractère simultané de la sensation afin d’accroître l’émotion. “ […] le discours n’est plus seulement un enchaînement de termes énergiques qui exposent la pensée avec force et noblesse, mais un tissu d’hiéroglyphes entassés les uns sur les autres qui la peignent. ” (6) La poésie a pour fonction d’offrir une image simultanée des perceptions.
Cette analyse de Diderot nous intéresse à double titre. La querelle de l’inversion implique pour lui, d’une part, la place du geste dans l’expression. Or le cinéma de Keaton se construit entièrement sur un jeu entre le geste et le langage, voire la lettre. On communique beaucoup chez Keaton par missives, billets, pancartes, lettres, chiffres. Le récit tient en général à la difficulté de communiquer, comme si les personnages keatoniens étaient empêchés d’expression verbale à la manière du muet de convention de Diderot. Keaton explore les mérites comparés de la communication (il suffit de citer les demandes en mariage successives de Seven Chances multipliant les jeux de pantomime à travers la paroi d’une cabine téléphonique, les billets doux déchirés en morceaux, les équivoques dues à des lettres tronquées ou la scène de Steamboat Bill Jr. durant laquelle le fils, sous le regard méfiant du gardien de prison, décrit à son père par un langage de signes mimétiques le contenu caché de la brioche qu’il tente de lui offrir). D’autre part, le geste ne présente pas la même successivité que le discours, il propose des compositions inversées et dramatiques, il présentifie, il autorise la simultanéité. Ce conflit entre simultanéité et successivité est au cœur du cinéma de Keaton. En permutant la numérotation des caisses et en bouleversant les repères de l’espace, Keaton n’opère-t-il pas un chassé-croisé de l’espace et du temps qui finit par confondre le successif (la numérotation) et le simultané (la construction) ? Il applique au temps les qualités de l’espace ; l’émotion naît de ce court-circuit : la spatialisation du temps.
Il est curieux de retrouver ces deux traits — primauté du geste, simultanéité de la perception — dans la définition de l’idéogramme, version moderne du hiéroglyphe de Diderot, proposée par Ezra Pound. Suite à la découverte pendant la Première Guerre mondiale des travaux d’Ernest Fenollosa, l’idéogramme devient pour Pound un modèle poétique qui offre la possibilité de juxtaposer des faits concrets, par mimétisme schématique, en vue d’obtenir une expression vive selon un processus proche de la perception naturelle. Nous n’insisterons pas sur le caractère mythique et peu scientifique d’une telle conception. L’idéogramme est une chimère, il présente une image des faits saisie sur le vif et restitue la succession naturelle de la perception. “ Le mensonge de la peinture et de la photographie réside dans le fait qu’en dépit de leur matérialité, elles manquent l’élément de succession naturel. (7) ” L’exemple proposé par Ezra Pound en vue d’opposer le caractère successif du discours à la simultanéité de l’idéogramme est, là encore, éminemment cinématographique. “ Imaginez que nous regardions par la fenêtre : nous voyons un homme, soudain, il tourne la tête, nous l’imitons et voyons le cheval qui avait attiré son regard. Nous avons vu l’homme avant qu’il n’agisse, pendant qu’il agissait, enfin l’objet de son action. (8) ” La continuité de cette action que fractionne le discours sera rendue par l’idéogramme qui, au contraire de la phrase, juxtapose les éléments de manière visuelle, dramatique et dynamique, qui opère, en un sens, un montage. “ Lire le chinois, ce n’est pas jongler avec des concepts, mais observer les choses accomplir leur destin. (9) ” Le cinéma semble offrir les mêmes qualités de simultanéité perceptive que l’idéogramme, il rend coprésents des temps distincts. Ce n’est pas le lieu ici de discuter de la pertinence ou non du caractère idéogrammatique du cinéma. Nous retiendrons la condensation temporelle à laquelle atteint l’image : je vois l’homme, il voit le cheval, je verrai ce qu’il a vu. Grâce à la coprésence des trois temps (passé, présent, futur), l’image permet le basculement d’un temps à l’autre. L’émotion définit ce mouvement temporel à l’intérieur du temps lui-même. Tel est sans doute le paradoxe de l’inversion temporelle chez Keaton. En inversant la logique causale, il ne se contente pas de nous montrer l’effet avant sa cause ; il dévoile l’action passée, présente, future, simultanément. En jouant du geste et de la lettre en même temps, il nous fait glisser du dramatique au spéculatif, il autorise le saut de l’émotion. L’émotion n’est pas le résultat d’un accident ou d’un miracle, elle est l’effet concerté d’un calcul de la mise en scène, elle est un procédé.
Le modèle de l’idéogramme semble informer l’art de Buster Keaton. Mais s’orienter dans l’espace, ne pas confondre la gauche et la droite, construire un échafaudage ne sont pas sans lien avec l’écriture. Keaton sait-il écrire ? One Week offre une réponse paradoxale à cette question. Pour récupérer sa veste oubliée par mégarde, Keaton doit pratiquer un trou dans le tapis du salon. Cette découpe ne sera pas perdue. Il trace sur le fragment de tapis, de droite à gauche, des lettres à la peinture blanche. L’écriture est difficilement lisible. C’est alors qu’il fait pivoter le tapis d’un demi-cercle dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Apparaît, de manière inattendue, le mot WELCOME. Il a écrit de droite à gauche en traçant des lettres inversées de bas en haut ; il a prévu la double inversion (gauche-droite, bas-haut). Écrire et s’orienter sont susceptibles d’un même principe d’inversion. Le film a pour tâche de mettre l’écriture à l’endroit. Ce plan merveilleux — qui semble souhaiter la bienvenue au spectateur ahuri — laisse toutefois sourdre un secret. Une lettre est-elle cachée voire cryptée dans le tapis ? L’émotion, assurément, est un chiffre.
Érik Bullot
publié in Cinergon, n°13, « L’émotion », 2002.
1. Serge Daney, L’Exercice a été profitable, Monsieur, POL, Paris, 1993, p. 96.
2. Cf. Gérard Genette, “ Blanc bonnet versus bonnet blanc ” in Mimologiques, Paris, Seuil, 1976, p. 183-226.
3. Annette Michelson, “ L’Homme à la caméra. De la magie à l’épistémologie ” in Cinéma : théorie, lectures, D. Noguez (dir.), Paris, Klincksieck, 1978, p. 295-310.
4. Lamy, Rhétorique [1701], cité in Mimologiques, op. cit., p. 196.
5. Diderot, Lettre sur les sourds et muets, in Œuvres IV, Esthétique, Théâtre, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 28.
6. Ibid., p. 34.
4. Lamy, Rhétorique [1701], cité in Mimologiques, op. cit., p. 196.
5. Diderot, Lettre sur les sourds et muets, in Œuvres IV, Esthétique, Théâtre, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 28.
6. Ibid., p. 34.
7. Le caractère écrit chinois matériau poétique, Ernest Fenollosa et Ezra Pound, trad. G. Sartoris, Paris, L’Herne, 1972, p. 15.
8. Ibid., p. 13-14.
9. Ibid., p. 15.
9. Ibid., p. 15.