Langue des oiseaux
Depuis le futur, une voix nous raconte comment des hommes s’efforcèrent jadis de décrire, transcrire, puis imiter le chant des oiseaux, dans l’espoir peut-être de pouvoir communiquer avec eux. L’espèce humaine s’est souvent délectée de cette musique de la nature et, dans un geste mêlant insensiblement admiration et appropriation, a tenté de l’adapter aux paramètres de son monde. Deux hommes aux traits similaires enquêtent sur l’histoire de ces entreprises, rassemblant des documents, interrogeant des musiciens, glanant des démonstrations. Des partitions, certaines anciennes, d’autres originales, ont voulu mimer ces airs acrobatiques issus d’organismes aux capacités surhumaines. Des voix hors-pair parviennent à produire de sublimes figures, à effleurer des tons à la texture ou à la hauteur bestiale, mais la ressemblance entre les deux limiers reste toujours plus évidente que la parenté de ces performances avec les chants souples de nos amis ailés. Même lorsque le musicologue Peter Szöke les enregistre et les ralentit, leur mystère demeure entier. Malgré le sérieux qui les guide, ces tentatives désespérées ne peuvent se défaire d’une part d’absurdité, qui apporte à l’ensemble une touche de comédie – l’humour noir était présent d’emblée, la narratrice évoquant la sixième extinction comme un fait accompli. Au terme de ce parcours, il s’avère que le chant des oiseaux reste inimitable, et l’humain est amicalement renvoyé à la vanité de sa volonté de puissance, force génératrice de tant d’œuvres d’art et néanmoins mère de toutes les destructions.
COMMENTAIRE
Je vous raconterai une histoire d’avant. C’était avant. Avant la sixième extinction, avant la disparition des animaux.
En ce temps-là, alors que les oiseaux s’effaçaient lentement de nos champs, au temps où les forêts commençaient à brûler, certains avaient fait le choix d’écouter et d’apprendre le chant de la mésange.
Réunis en sociétés savantes, parfois secrètes, ils tentaient de déchiffrer la langue des oiseaux pour conclure de nouvelles alliances.
Ils tendaient une main à l’inconnu. Il était sans doute déjà trop tard. « Mais sait-on jamais… ? », pensaient-ils. “Retenons l’oiseau”.
Je vous raconterai l’histoire merveilleuse du cercle des traducteurs d’oiseaux.
Les méthodes des traducteurs d’oiseaux étaient strictes. Ils notaient les voix de l’oiseau sur de grands carnets. Certains transcrivaient leurs chants sur des portées musicales, à tâtons, du bout des doigts ; d’autres interprétaient en musiciens ces mêmes chiffres pour trouver la clé.
Le chant de l’oiseau ne cessait de passer d’un support à l’autre. Ténu, fragile, dans l’obscurité ou la naissance du jour, il empruntait le chemin d’une portée musicale avant de renaître sous les doigts du musicien.
Certains inventaient des écritures à l’aide de hiéroglyphes curieux. Ils faisaient feu de tout bois. « La gamme n’est pas assez complexe pour noter le chant des oiseaux », disaient-ils. « Il faut inventer de nouveaux solfèges. »
D’autres encore franchissaient le mur du son en testant les limites de la voix humaine. « Comment briser le carcan de sa propre voix ? », pensaient-ils. « Comment toucher l’autre par la pointe d’une vocalise ou d’un cri ? »
Certains, aux siècles anciens, avaient écrit pour plusieurs voix des chants inspirés du cri des oiseaux.
Nous sommes séparés des oiseaux par la vitesse du temps. « Toute chose possède », disaient les traducteurs d’oiseaux, « en variant son allure, une voix vivante. On peut entendre les pierres et les arbres parler leur vrai langage, la montagne crier son avalanche, la rouille ronger le fer, les ruines se plaindre de leur décrépitude. Traduire n’est qu’une question d’échelle ».
Les traducteurs d’oiseaux observaient dans le ciel les prédictions et les augures. L’oiseau était devenu le messager des Dieux.
Ils écoutaient le chant des planètes. « La terre », disaient-ils, « il se pourrait bien après tout que ce soit une espèce de petit appareil enregistreur, placé là par on ne sait qui, pour capter tous les bruits qui circulent mystérieusement dans l’univers. »
Certains appelaient langue des oiseaux la « cabale phonétique ». C’était la parole secrète des alchimistes.
L’oiseau crie ou chante. Comme il s’élève et se joue dans l’espace et a le pouvoir de choisir ses chemins, de tracer entre deux points une infinité de courbes, il vole où il veut, sa voix est plus libre de ce qui le touche. Les traducteurs d’oiseaux suivaient du regard les lignes de son chant, comme les lignes de la main, et découpaient chaque mélodie pour en faire un rébus.
Certains se refusaient à traduire et apprenaient tous les idiomes. Parler la langue des oiseaux ne signifie-t-il pas parler toutes les langues ? Ils écoutaient le chant de l’oiseau sous les cris confus des babils de la planète.
D’autres se plaisaient à jouer en forêt pour parler aux rossignols. On dépêchait la radio pour fixer les vertiges, et les auditeurs acquiesçaient au miracle de l’échange.
Ce fut bien plus tard qu’on découvrît la présence d’habiles siffleuses, dissimulées dans la forêt, qui imitaient le chant du rossignol, tant le rêve était enivrant.
Certains avaient fait vœu de ne plus se nourrir de chair animale. Il était déjà trop tard, sans doute. C’était un temps, avant la sixième extinction.
Les cercles de traducteurs d’oiseaux tentaient de retenir le temps, avant la catastrophe, avant le cauchemar, ce rêve impuissant à rompre l’enchantement, cette image enterrée vive.
« Qui témoignera pour l’oiseau ? », disaient-ils.
Désormais, ces quelques signes, ces chants, ces clameurs, ces gestes maladroits et naïfs, ne sont que les vestiges d’un âge révolu. Pourrons-nous oublier les brasiers et les incendies qui ont succédé ? Faites que l’après soit un mauvais rêve.