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Sayat Nova de Serguei Paradjanov

Sayat Nova de Serguei Paradjanov

Yellow Now, 2007

 

Présentation

Sayat Nova, réalisé en 1968 par le cinéaste arménien Serguei Paradjanov, est apparu comme un météore dans le ciel des étoiles fixes du cinéma. Ses tableaux vivants, ses poses hiératiques, son recours à l'allégorie en font, au-delà de sa beauté plastique frap­pante, une oeuvre teintée d'énigme qui déjoue la possibilité de son exégèse.

La frontalité exacerbée des plans et le regard des modèles adres­sé au spectateur imposent le face-à-face. Au fil d'une relation pré­cise de ses images, l'auteur de cet essai s'exerce à déplier le film en privilégiant différentes lignes d'interprétation comme l'enfance, la magie ou le présage, en vue d'instruire son extrême singularité. Sous le langage d'objets, la circulation des offrandes, le tissage complexe des motifs, le jeu des métamorphoses se révèle un film à la beauté cristalline qui actualise, entre cinéma primitif et modernité, une puissance poétique du cinéma.

Premières pages

Au milieu des livres dont les pages claquent au vent, un enfant, les bras en croix, est étendu sur les toits d’un monastère. Plus tard, des écheveaux sortis de leur teinture fumante sont jetés en boule sur des plateaux. L’enfant tient un fragment d’arbuste desséché, une rose blanche accrochée aux épines, en regardant fixement la caméra de ses yeux noirs. Un coquillage nacré est posé sur le sein d’une jeune femme. Le visage d’une princesse passe à travers un filet de dentelle. L’enfant saute, d’un pied sur l’autre, de longues plumes blanches et grises dans chaque main, agile et tendu. Sous un porche, le poète exhibe devant une momie rose violet un parchemin couvert d’écriture perlée qui se pulvérise en poudre noire au goût de cendre. Des chevaux se cabrent devant des cornes de cerfs enfouies dans la terre. Une jeune femme lance régulièrement une boule dorée, une autre tire un coup de pistolet en l’air. Trois moines foulent du raisin sous leurs pieds. Des tapis suspendus forment une mosaïque devant laquelle danse, allègre, un mime mutin. Les parents de l’enfant déchirent entre leurs doigts des touffes de laine blanche, mélancoliques. Des poules décapitées s’affolent dans un froufrou de plumes en renversant des cierges sur le sol d’une église où gît un vieil homme mourant, les bras en croix.

Telles sont quelques-unes des images surgies de ce film singulier, Sayat Nova, réalisé en 1968 par le cinéaste arménien originaire de Tbilissi, en Géorgie, Serguei Paradjanov. Tableaux énigmatiques, peuplés de tapis et de robes, où des acteurs chamarrés de costumes et de postiches esquissent un ballet crispé et répétitif. Le film ressemble à un album mécanique d’images. À cet égard, la scène des grimoires sur les toits du monastère est fortement emblématique. Il s’agit bien pour le cinéaste d’offrir une manière de renaissance aux miniatures qui illustrent ces volumes. Sayat Nova s’ouvre sur une scène de déluge sous l’invocation de la Genèse. Les ouvrages du monastère sont gorgés d’eau. De grosses pierres posées sur leurs reliures font dégorger les pages suintantes d’écume. Peu après, les moines disposent les livres en piles dans la cour avant de les déployer sur les toits, pages ouvertes, pour les faire sécher au vent. Au son des feuilles qui crépitent comme des insectes, l’enfant regarde les miniatures médiévales, une à une, méditatif. Le film a pour vocation de redonner vie à ces vignettes sous la forme d’un théâtre intérieur. La renaissance est fragile, d’où l’immobilité toujours menacée des poses, l’imperceptible tremblement des corps, l’affleurement d’une crispation mécanique des gestes, à l’enseigne du vent qui fait palpiter les images. « Le livre est une âme et une vie », énonce un vieux moine presque nain à l’enfant en posant trois livres sur sa main, à deux reprises. « Lisez à haute voix pour l’âme du peuple, car beaucoup de gens ne comprennent pas l’écrit. » Sayat Nova accomplit la parole suspendue du livre.