Traité d'optique
TEXTE DU FILM
En 1972 furent détruits à la dynamite les bâtiments conçus par Minoru Yamasai, l’architecte du World Trade Center, à Saint-Louis. Des problèmes de ségrégation, des couloirs anonymes favorisant le crime, un langage architectonique inadapté à ses habitants, inspiré des préceptes modernes du Corbusier, ont rendu la cité rapidement insalubre et désertée au point qu’il fallut la raser à l’explosif vingt ans seulement après sa construction.
Charles Jencks date la mort de l’architecture moderne par cet événement : le 15 juillet 1972, et la photographie du bâtiment sous la poudre ouvre son ouvrage célèbre, Le Langage de l’architecture post-moderne, paru en 1977.
Comment passer d’un âge à l’autre ? Comment enchaîner ? Quel est le modèle de la transition ? Rupture brutale, à la dynamite, ou métamorphose lente, voire morphing ? Le modèle temporel révolutionnaire a souvent été explosif.
Difficile de ne pas penser aux destructions de bâtiments modernes ou archéologiques aujourd’hui. Le temps est une bombe à retardement. Plus récemment, les dernières usines Kodak dédiées à l’argentique ont été dynamitées à Rochester, notamment l’usine d’acétate de cellulose le 18 juillet 2015. Même si l’arrêt des activités Kodak est antérieure à la destruction du bâtiment, celle-ci offre une image allégorique d’une rare puissance.
La ligne des cheminées qui s’effondre comme un mirage ou un château de cartes n’est pas sans évoquer la série des intervalles d’un ruban de pellicule. Je me souviens à mon tour des laboratoires de cinéma dans les banlieues parisiennes: Delta Print, Telcipro, Éclair.
Comment penser en effet l’intervalle, le laps, l’interruption ? Comment envisager l’évolution d’un médium ? Peut-on enjamber le temps dans un sens ou dans l’autre ? Par exemple, et ce sera le sujet de cette conférence, peut-on reprendre un film après une interruption, en produire une nouvelle version ou un commentaire ? Comment penser l’interruption ?
Au-delà des seules opérations techniques (nettoyage d’ une copie, transfert numérique, corrections d’étalonnage, nouveau mixage), peut-on imaginer une manière de restauration créatrice, proche du remake, en vue d’actualiser la virtualité d’un film, ses promesses et ses injonctions non tenues ? À la manière d’un rafraîchissement soucieux d’une remise en état et d’une actualisation des données. Modifier le montage d’un film, retoucher l’étalonnage ou le mixage, corriger un sous-titrage sont des opérations devenues anodines à l’aide des outils numériques alors que le support traditionnel du film n’autorisait chaque modification qu’au prix d’un travail complexe et coûteux.
Dès lors, comment reprendre, restaurer ou rafraîchir un film ancien ? On peut le transférer sur un support numérique, procéder à des corrections d’étalonnage, renverser l’ordre du montage, mais aussi tourner une nouvelle version en prolongeant les virtualités du récit. On peut aussi en donner une conférence comme celle que je vous propose. Activer le film par la parole et le récit. Dire le film.
Je voudrais tenter devant vous l’expérience d’une reprise à propos d’un film documentaire, intitulé La Chambre noire, réalisé en 1987, dans le cadre de mes études à l’IDHEC. Traité d’optique fut le titre de travail de ce film, finalement écarté pour son caractère trop didactique, sur les conseils de mes professeurs. Mais le nouveau titre, La Chambre noire, peu original, avait déjà été utilisé les années précédentes par un autre étudiant. Il fallut dès lors distinguer les éléments au laboratoire DELTA PRINT de Joinville-le-Pont au risque de confondre le film et son double. Traité d’optique servit de sous-titre. Je me souviens des inscriptions sur les boîtes métalliques du laboratoire : La Chambre noire (ex-Traité d’optique).
DISPARITION
Au cours de la seconde année d’études, l’IDHEC proposait à ses étudiants de réaliser un documentaire. Je choisis comme point de départ les premières pages du livre de Paul Virilio, Esthétique de la disparition, consacrées à la picnolepsie, terme qui désigne une absence mentale de quelques secondes, familière à l’enfance.
Je lis les premières lignes : « L’absence survient fréquemment au petit déjeuner et la tasse lâchée et renversée sur la table en est une conséquence bien connue. L’absence dure quelques secondes, son début et sa fin sont brusques. Les sens demeurent éveillés mais pourtant fermés aux impressions extérieures. » L’auteur relie cette expérience aux jeux d’enfants et aux dispositifs optiques. Ce livre m’avait beaucoup frappé. J’aimais le récit de Jacques Henri Lartigue, le photographe, qui expliquait sa méthode pour photographier mentalement, en l’absence d’appareil, lorsqu’il était enfant. Je cite Lartigue : « Je fermais à demi les yeux, il ne restait plus qu’une mince fente par laquelle je regardais intensément ce que je voulais voir. Ensuite, je tournais trois fois sur moi-même et je pensais qu’ainsi, j’avais attrapé, pris au piège, ce que j’avais regardé, que je pourrais garder indéfiniment non seulement ce que j’avais vu, mais aussi les odeurs, les bruits. »
Paul Virilio établit des parallèles entre la méthode du photographe et la vocation du cinéma. Je cite : « La poursuite de la forme ne serait qu’une poursuite technique du temps. » Le scénario de mon film alternait propositions de scènes visuelles et fragments du livre collés directement sur la page. Je lis : « Comme dans la scansion du jeu de balle, projetée de plus en plus haut, de plus en plus vite, contre le sol, un mur ou vers un partenaire, c’est moins, semble-t-il, l’objet qui est lancé et rattrapé avec agilité que son image, projetée, agrandie, déformée ou effacée par le joueur tournant sur lui-même. »
CHAMBRE NOIRE
Il est resté assez peu du substrat théorique dans le film qui se livre à une évocation nostalgique de l’enfance, avec le concours d’un groupe de petites filles de l’école primaire Hermel, dans le dix-huitième arrondissement de Paris, qui jouent sous la neige dans la cour de récréation et de deux petits garçons, âgés de six ans, faux jumeaux, Giovanni et Julien Prète, filmés dans un grenier aménagé en studio, soufflant des bulles de savon ou récitant des comptines.
J’avais obtenu le téléphone personnel de Paul Virilio par Jean Narboni. J’ai tenté d’expliquer mon projet au téléphone (je voulais lui donner à lire quelques paragraphes du livre), mais mon interlocuteur m’a assuré qu’il n’était pas Paul Virilio. Mystère. Simple erreur de numérotation ou facétie du philosophe qui se plaisait à manifester l’esthétique de la disparition ? Narboni me confirma peu après l’exactitude du numéro. Le tournage eut lieu en février 1987 : une journée dans la cour de l’école et deux journées dans le studio. Je retrouve sur mon agenda les dates précises : 21, 24 et 25 janvier 1987. Je lis à la date du 23 janvier : « Apporter l’épanoui ». On désigne par ce terme un câble électrique dont les conducteurs dénudés permettent de se raccorder directement à un disjoncteur. Voici un premier extrait.
Chacun de ces exercices (peindre sur une vitre, compter) suppose un état premier du cinéma, originel, radical, privilégiant la table rase et la numération. L’enfance de l’art. La pellicule a souvent été comparée à un ruban de couturière selon un principe de numération : numéros de bord sur la pellicule, unités discrètes des photogrammes, mesure de la lumière, sensibilité de la pellicule, usage du décamètre pour faire le point, feuilles de tirage pour le laboratoire (on sélectionnait, dès le tournage, les prises à tirer). On procédait aussi au piétage de la pellicule pour ne pas perdre le synchronisme en numérotant à l’aide de machines munies de tampons encreurs, dites piéteuses, les supports image et son avec des chiffres inscrits sur le bord de la pellicule. Perdre le synchronisme était l’objet d’une superstition.
J’aimais beaucoup l’activité libre du jeu, séparée, incertaine, improductive, réglée ou fictive, mais également le motif de la répétition. Au double titre identificatoire (La Chambre noire vs Traité d’optique) répondent la présence de faux jumeaux, les ritournelles et les comptines, le retour des mêmes plans. J’aime la reprise, au sens musical, les jeux de doublure et de bégaiement. Comme pour la plupart de mes films, je n’avais aucune idée précise de la structure du film au tournage. Nous avons filmé les séquences au fil d’une liste de jeux d’enfants et de propositions visuelles basées sur les effets d’ombre et de lumière.
Le film donna lieu à un différend dans le cadre de l’école. Je décidai, contre la règle établie, de monter seul le film, ce qui nous était formellement déconseillé, voire interdit. Les monteurs chargés de l’exercice m’informèrent de manière assez solennelle qu’ils me dispenseraient de leurs conseils. Au vu des rushes, le film fut d’ailleurs déclaré assez impropre au montage, succession de saynètes sans épine dorsale. Je me suis isolé trois semaines dans la salle de montage et ce fut ma plus belle expérience de cinéma. J’eus le sentiment de voir émerger sous mes doigts une forme vivante qui reste encore la structure privilégiée de mes films.
« 1+1+1+1 », avais-je écrit dans mon journal à propos des choix de montage. J’ai toujours été attiré par le motif de la croissance. Dix ans plus tard j’ai filmé mon propre fils jusqu’à l’âge de dix ans par le biais d’un journal filmé, exauçant le vœu d’observer la croissance d’un enfant.
ANAMNÈSE
Le caractère intemporel de ce film d’étude est frappant. Il s’agit moins d’ailleurs d’intemporalité que d’une sorte de fixation fantasmatique sur les années 1950. J’ai longtemps considéré ce trait comme une faiblesse du film, témoignant d’une difficulté à filmer le monde contemporain. La cour de récréation semble tirée d’une photographie de Robert Doisneau. Je me serai approché du réel avec appréhension et réticence. Je montrai peu ce film. C’est le sort des films d’école.
Je reçus le 26 août 2008 un message électronique de l’un des enfants, Giovanni, qui se souvenait lointainement du film et souhaitait le revoir. Je me suis rappelé la relation complexe entre les deux frères. L’un, Giovanni, soucieux de bien répondre, concentré, attentif, docile. L’autre, Julien, plus rétif, impatient, peu disponible pour refaire une prise.
En 1992, j’avais organisé une séance de prise de vue au square Montholon à Paris. Ils ont grandi. Je leur offre des toupies et m’aperçois que le geste est un peu déplacé.
Je perds ensuite leurs traces jusqu’à ce message tardif où j’apprends que Julien est barman au Vietnam. Giovanni, doctorant en sociologie, prépare une thèse sur les processus de reconnaissance des maladies professionnelles dans le monde agricole.
Quelques semaines plus tard, il m’informe de la présence à Paris de François Cooren, professeur à l’Université de Montréal dans le département de communication, que je rencontrerai peu après, et qui travaille sur le paradigme de la ventriloquie. « Qui parle ou s’exprime lorsqu’on s’engage dans une interaction, un dialogue ou une conversation ? ».
À la suite de cette rencontre, je me suis plu à imaginer un film second. J’ai souhaité réaliser une manière de remake en reprenant certains éléments, en renversant le montage, en explorant mes propres souvenirs. J’ai donc noirci des cahiers, pris des photographies, filmé de nouvelles séquences, procédé à quelques entretiens. Le 29 juillet 2012, j’eus l’occasion de participer à un voyage en ballon dans le Limousin près des monts de Blond.
Cette expérience fut un moment d’intense émotion, dû à la qualité de la lumière, à la pureté de l’air, à la sérénité des paysages, mais aussi à l’émoi des animaux qui se regroupaient et fuyaient sous les arbres à notre approche. Ce voyage en ballon m’est apparu confusément comme un contrechamp possible à La Chambre noire. Mais une fois encore, les rushes sont restés dans l’ordinateur. Avais-je vraiment le désir d’un nouveau film ? Paraphrasant Douglas Huebler, je pourrais dire : « Le monde est plein de films plus ou moins intéressants ; je n'ai pas envie d'en ajouter davantage ». La reprise est-elle encore possible, voire souhaitable ?
Dans La Chambre noire, je tentais de cerner, à travers les jeux d’enfant et les théâtre d’ombres, les composantes d’un art nommé cinéma, situé à mi-chemin de la photographie et de la cinématique. Il aura suffi de quelques années pour que les techniques changent radicalement. « Si vous changez une à une toutes les pièces de votre voiture, le véhicule dont vous vous servez est-il encore celui que vous avez acheté ? ». Ainsi en est-il, bien sûr, du cinéma. De quelle science ou de quel art est-il désormais le nom ? Est-il devenu un double, un avatar, un fantôme de lui-même ? Le terme de double est propre à nous troubler. S’il désigne une copie de l’original, il renvoie aussi, au sens religieux et mythologique, au corps impalpable qui s’échappe du défunt à l’heure du trépas. Le cinéma a-t-il un nouveau corps ? Est-il toujours vivant ?
AUTOMOBILE
Il est curieux que ce soit la voiture qui serve de métaphore. Automobile et cinéma sont tous les deux des arts du moteur. L’âme du cinéma est logée dans son moteur, selon la pensée d’Anaxagore qui concevait l’âme comme un moteur. Rappelons-nous l’expression « Moteur ! », lancée par le metteur en scène, pour demander l’entrée des machines. « Ça tourne », répondait l’opérateur du son. Joli rituel de gestes successifs et coordonnés témoignant d’un réel esprit d’équipe. Quel serait aujourd’hui le moteur du cinéma, au sens à la fois physique (entraînement de la pellicule) et spirituel (téléologie d’un art) ? Autrement dit, peut-on séparer le moteur du mobile ?
VENTRILOQUIE
L’opération semble délicate, sinon vouée à l’échec. La scissiparité se révèle infructueuse. Le voyage en ballon est-il a contrario l’allégorie d’une manière de libération, proche du détachement ? Solidaire du mobile, emporté par l’aérostat, captif des caprices du vent et de l’occasion, acteur et spectateur, moteur et mobile à la fois, j’étais vraiment et réellement vivant. Je cite Gertrude Stein : « Et c’est nécessaire si vous voulez être vraiment et réellement vivant, c’est nécessaire d’être à la fois le causeur et l’auditeur, de faire les deux, pas comme si ce n’était qu’une chose, pas comme si c’étaient deux choses, mais de les faire, si vous voulez, comme le moteur mis à l’intérieur de la voiture et la voiture en marche, qui font partie de la même chose. »
Soumis au devenir d’une image automatisée, le cinéma lui-même doit-il être performé ou parlé pour rester en vie ? En quête d’un film sur le point de disparaître, rassemblant mes souvenirs, clignant des yeux, tournant sur moi-même, ai-je transformé mon corps, à l’instar de l’enfant Lartigue, en chambre noire ?
POST-SCRIPTUM
Mais cette conférence est déjà une énième reprise. Elle fut donnée une première fois le 14 avril 2015 aux Laboratoires d’Aubervilliers, dans le cycle Le Film et son double. Elle est désormais l’objet d’une lente métamorphose. Si je l’amende et l’augmente à chaque présentation, comme c’est encore le cas cette fois-ci, elle finira peu à peu par ressembler à la voiture dont toutes les pièces ont été changées.
Je donnai la conférence une seconde fois, invitée par Gabrielle Reiner, lors du Festival des cinémas différents et expérimentaux à Paris le 14 octobre 2015. L’expérience fut très singulière. La séance eut lieu aux Voûtes. Par une impossibilité technique, je fus amené à donner ma conférence depuis la cabine de projection. La salle était plongée dans l’obscurité. L’écran alternait images fixes et séquences de films, mais ma relative invisibilité ne laissait pas d’être curieuse. Ma voix amplifiée occupait l’espace de la salle. Je devenais à la fois le bonimenteur (ou conférencier) et le projectionniste de mon propre film, les deux médiateurs oubliés de l’histoire du cinéma.
Je reprends la reprise. Cette représentation, la cinquième, sera la dernière de la série. La conférence est désormais un film, et je vais pouvoir faire le clap de fin. Clap de fin. Merci.